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Nouméa–Phuket : 40 jours en solitaire entre deux océans - le journal de bord

posté les 08/06/2025 par Bruno vue(s)532

Le carnet de bord 96 pages pour 40 jours de mer

Le carnet de bord 96 pages pour 40 jours de mer

Extrait arrivée au détroit de Torrès

Extrait arrivée au détroit de Torrès

Vidéo monté de la traversée

Vidéo monté de la traversée

Itinéraire de l'Ilboued de Nouméa à Phuket

Itinéraire de l'Ilboued de Nouméa à Phuket

Nouméa–Phuket : 40 jours en solitaire entre deux océans - le journal de bord

#TOUR DU MONDE

posté le 08/06/2025 par Bruno vue(s)532

De Nouméa à Phuket, 40 jours seul en mer. Une route entre deux océans, tracée dans le calme, souvent sans vent. Ce récit est le journal de cette traversée : lente, silencieuse, intérieure. Peu d’actions, beaucoup d’attente. Des milles gagnés sans élan. C’est le quotidien d’un marin seul face au vide, à l’eau, au temps.
 

Mercredi 20 septembre

7h30

Parti hier matin à 9h de Nouméa. Très beau temps, ciel dégagé… mais pétole. J’ai pris la route nord. Une petite brise a daigné se lever dans l’après-midi, toutes voiles dehors, mais ça n’a pas duré. Le calme plat s’est installé dans la soirée : mer d’huile. J’ai coupé le moteur vers minuit pour rester à la cape jusqu’à 6h du matin, dans un silence total.

À l’aube, j’ai dû relancer le moteur faute de mieux. J’écoute les prévisions des vents sur la VHF pour le lagon : rien de bon. Du variable, avec des effets de brise… Quelle galère. Voilà bientôt 24h que j’ai quitté Nouméa, et j’ai péniblement couvert 60 milles. Quand je pense que ça soufflait fort en alizé

7h45

Contact radio avec Jean-Louis. Je ne capte pas l’analyse météo de Bob, alors il me relaie l’info. Verdict : pas de vent prévu, nada. Mais Bob suggère de piquer plus à l’ouest. Soit. Je modifie la route, cap au 250. On verra bien. Pas le choix que d’y croire un peu.

11h30

Toujours pétole. Je coupe le moteur. La mer est un vrai lac, à peine ridée par un reste de houle fantôme. Superbe météo, mais je suis littéralement scotché. Pas un souffle.

Petite éclaircie côté technique : j’ai réussi à capter des fax météo avec le PC de John — miracle technologique. Mieux encore, j’ai pu le faire tourner en 12 volts. Pas encore optimal, mais ça progresse.
Je m’accorde un petit apéro : un Kyr Kanidé bien mérité. Il faut bien compenser l’immobilité par un peu de moral.

16h30

Enfin un petit souffle. Un alizé timide, venu du sud vers 16h. À 18h, c’est un vrai bonheur de réentendre ce doux glissement de l’eau contre la coque. Léger, mais suffisant pour me redonner le sourire.

L’après-midi a été studieuse : chasse au virus sur le PC. Succès. Et tant qu’à faire, j’ai installé DOS 6 sur le portable de John. Petit à petit, je pourrai bosser directement dessus. Ça avance.

À 15h, vacances radio savoureuses : Bob, Olivier, Didier, Jean-Louis… un vrai concours de créativité météo. Chacun y va de ses astuces pour me décoder les cartes et m’inventer du vent. Mais dans le fond, toujours rien de prometteur côté brise. C’est calme plat, version longue.

Moment cuisine : Hélène m’a transmis sa technique pour attendrir le calmar, avec un bouchon en liège. Et on a bien rigolé sur les subtilités de la pêche à la turlute – un classique.

Claude, de son côté, cherche un voilier à Nouméa qui répare les voiles. Solitaire, mais sociable. Le gars parle beaucoup et semble plutôt aisé. À suivre.

19h30

Par miracle, j’ai réussi à joindre la famille par VHF. Communication pas terrible, mais moment fort quand même. C’était émouvant. C’est fou comme on s’attache vite aux gens simples, gentils, intéressants. Nouméa restera sans doute la grande escale de ce voyage – peut-être parce que là-bas, j’étais simplement Bruno, et pas B-on-B. Ça change tout.

Le vent mollit à nouveau. J’ai comme l’intuition que la nuit ne sera pas sucrée. Peu de miel à espérer. J’aimerais pouvoir dormir profondément, mais j’ai encore des doutes sur la veille radar. Pas envie de prendre un risque idiot.

L’opérateur radio, adorable. Comme la liaison était mauvaise, il ne m’a rien facturé. Et on a bavardé un moment de ma route. Un gars gentil, probablement un peu désœuvré aussi. Ces rencontres impromptues, même fugaces, réchauffent.

Plus grand-chose à lire dans le dernier canard à bord. La politique française me lasse, elle tourne en rond dans son marécage.

Pour le dîner : soupe thaï, et musique en ambiance – Fénua et Malulu. Des sons qui réchauffent les tripes autant que la soupe.

 

Jeudi 21 septembre

6h00

Bonne nuit. Presque une vraie, sans coupure, et ça fait un bien fou. Le bateau n’a pas fait des miracles côté miles, mais je me suis reposé.

Vers 5h, une petite brise de nord s’est levée. Magie : 6,5 nœuds dans l’eau. Croisons les doigts… mais je n’ai pas une foi folle dans la persistance du souffle.

11h30

Retour à la réalité : le moteur tourne depuis une heure. Fournaise sur le pont, plus un poil de vent. C’est la cuisson lente.

J’ai tenté un SPI, histoire de m’occuper et d’y croire un peu. Quarante-cinq minutes de manœuvres pour rien : il pendait lamentablement.
Foutu pétole.

 

Vendredi 22 septembre

6h00

Encore une nuit calme. Juste avant d'aller me coucher, un bateau est passé. Très bel écho au radar… que je n’ai même pas entendu. Le moteur tournait, et l’alarme est trop faible. Franchement absurde, ce radar : à quoi bon une alarme si on ne peut pas l’entendre ? Et pas l'air qu'on puisse la modifier. Pas rassurant.

Moteur en route jusqu’à 3h, puis une petite brise s’est levée, au largue, faiblissant doucement en vent arrière au lever du jour. Grand beau temps. On se croirait en balade dans un lagon tranquille.

Pas de vacation radio hier soir : trop de QRM. J’ai dû entrer dans une zone d’ombre.

18h00

Belle journée côté vent : paresseux le matin, mais assez correct l’après-midi pour avancer sans ronron mécanique. Ce matin, j’ai bricolé les deux PC. Soudure et test de souris. Résultat : ça fonctionne. Mais bizarrement, j’ai pas eu envie d’y retoucher après. L’envie retombe comme un soufflé.

Après-midi en mode loque : sieste, radio zappée (désolé Jean-Louis), petit apéro en solitaire, et lecture. Je me suis plongé dans Noce Barbare de Yann Queffélec. Très bon bouquin. Mais le moral a plongé. Trop d’identification à Ludo. Va savoir pourquoi. Peut-être ce mélange de solitude, de rage rentrée, de tendresse mal placée. Ça remue.

 

Samedi 23 septembre

7h00

Nuit paisible. Petit vent arrière, suffisant pour filer à 4,5 nœuds. Ce matin, j’ai tangonné le second génois — et gagné presque un nœud. J’aurais dû m’y mettre hier soir. Mais bon.

La vraie surprise de la nuit, c’était l’invasion de fous. Et pas au sens figuré. Je venais de finir Noce Barbare, ce qui n’a pas aidé au sommeil tranquille, et voilà que ces emplumés se sont invités à bord. Au lever du jour, le pont maculé de guano. Charmant.

Vers 3h, j’ai même cru voir une serviette noire traîner sur la capote. Demi-réveillé, je tends la main pour la ramasser… et me prends un coup de bec magistral, accompagné d’un cri sinistre. Ce n’était pas du linge : c’était un gros fou (le piaf, pas le lecteur de Queffélec). Il s’est envolé, a tourné autour du bateau, puis est revenu se poser tranquillou sur le banc arrière. Le pays des fous, littéralement.

Ce matin, j’en ai vu un autre, superbe, avec son bec profilé comme une étrave de Concorde et son plumage noir aux liserés blancs. Beau gosse. Mais bon, ils chient partout.

11h00

Nettoyage général du pont et des roufs. Merde de fou partout. Entre les morsures et les déjections, leur nom est plus que mérité.

Côté intendance, j’ai clairement sous-estimé mon appétit. J’ai faim tout le temps, et plus un gramme de pain. Je me rabats sur les pommes et l’ananas, mais ça cale à peine. Faudra faire mieux au prochain départ.

Le loch speedo raconte sa vie, beaucoup plus pessimiste que le GPS. Pourtant, je l’avais nettoyé soigneusement au départ, et les pilotes ne prévoient pas de courant musclé. Allez comprendre.

Le moral, lui, est bon. Étonnamment bon. Les journées passent à une vitesse folle. Quatre jours déjà, et je n’ai rien vu passer. Suis-je fait pour la navigation solitaire ? Possible. L’absence de Brigitte, toujours dans mes pattes ou dans mon champ de vision, est… reposante. C’est moche à dire, mais apaisant. Pas encore totalement serein, mais j’ai la sensation que cette traversée va être un tournant. Un vrai passage intérieur.

Le vent est régulier, plein arrière. La mer s’est formée un peu. Ambiance Pacifique entre Galápagos et Marquises, en version rafraîchie.

 

Dimanche 24 septembre

7h30

Nuit pénible. Réveillé toutes les trois heures en moyenne. Le radar a hurlé une fois dans la nuit – mais aucun écho visible sur l’écran, pas de lumière à l’horizon. Bon, au moins, l’alarme fonctionne et me tire du sommeil. C’est déjà ça.

Hier après-midi, j’ai terminé Le Père Goriot de Balzac. Magnifique. Je regrette de ne pas avoir embarqué plus de Balzac dans la bibliothèque flottante. Du coup, j’ai attaqué La Bête humaine de Zola. Plongée brutale dans la noirceur sociale du XIXe siècle. Après les intrigues presque féodales et bourgeoises de Balzac, voilà qu’on bascule dans un monde plus brutal, presque industriel. Chronologiquement, ça se tient : l’Ancien Régime se délite, et le prolétariat pointe.

Les deux ont le sens du caractère bien trempé, mais Zola me semble plus manichéen. Balzac nuance davantage, je trouve. Mais quel plaisir d’avoir ces compagnons de route à bord. Des voix du passé qui me parlent très fort, au milieu du Pacifique.

Côté navigation : j’ai franchi le tiers du chemin vers Torres. Toujours plein vent arrière, autour de 10 nœuds. Mer presque plate. Conditions idéales, à ceci près que je n’entends plus Nouméa en radio. Silence radio. Sans doute toujours dans la zone d’ombre.

Olivier m’a annoncé du vent d’Est un peu plus costaud à venir, via la BLU. J’espère surtout retrouver bientôt les voix de Jean-Louis et d’Hélène. Elles me manquent. Comme une présence amicale autour du feu, mais version HF.

9h00

Aujourd’hui, journée capitaine propre. Grande toilette à l’eau douce – cinq litres, pas plus. Ce n’est pas la mer à boire, mais ça fait un bien fou. Rasé de frais, presque élégant pour honorer le jour du Seigneur… et surtout pour me sentir humain, après cinq jours de mer paisible. Corps allégé, esprit un peu plus clair.

Depuis deux jours, j’ai remis en route le petit pilote. À l’origine pour les vacations radio, parce que le gros pilote couine quand j’émet. Finalement, dans ce petit temps, il fait très bien le job. Il pompe moins sur les batteries, et je le laisse à la barre. Économe et efficace.

Je suis étonné d’avoir un temps aussi calme et agréable. Certes, ça n’avance pas vite. Mais la vie est douce à bord. Et si seulement Christine avait pu ressentir ce que c’est, cette lenteur heureuse sur l’eau, ce silence habité.

Côté pêche : nada. Malgré deux lignes de traîne en action. Cette nuit, j’ai même perdu l’avançon de ma meilleure ligne. Sans doute un gros poisson qui a mordu, hésité, puis tout arraché. Un raté qui laisse un goût de sel.

18h30

Petit coup de blues. L’après-midi a tiré en longueur, comme un dimanche d’automne sans vent ni chaleur. On se traîne. Le vent souffle gentiment, modérato pianissimo.
Et puis il y a Nick. Ces jours de navigation me séparent de lui, et je ne sais pas ce qu’il devient. Est-ce qu’il pense à moi ? M’attend-il ? Je me suis surpris à afficher, sous la table à cartes, toutes les photos que j’ai de lui. Il me regarde, figé dans son sourire. Moi, je me sers un verre. Je suis seul, je le savais. Je croyais y être préparé. Mais ça picote.

Et pourtant… qui d’autre pourrait vraiment partager cette traversée ? C’est mon passage obligé. Mon ascèse, mon retrait du monde. La retraite silencieuse avant de renaître, peut-être, sur les côtes tant rêvées de Thaïlande.

 

Lundi 25 septembre

Matin

Fin de week-end, reprise des manœuvres à l’aube. Je me suis laissé déporter un peu trop à l’ouest cette nuit, cap légèrement erratique. Je me dirigeais tout droit vers un confetti de récif dans la mer de Corail : le Mellish Reef. Un caillou paumé, à cent milles tout de même, mais ça rappelle que même le rien du tout peut finir en drame.

Adieu les ailes de papillon. J’ai affalé le petit génois, hissé la misaine et l’artimon. Cap au nord-nord-est, pleine toile, 5,5 nœuds. La vaisselle du dimanche me regardait depuis l’évier avec des airs de reproche – j’ai fini par m’y mettre.

Et puis, moment studieux : j’ai décidé de m’atteler au hors-série de L’Invitation au voyage. Plein d’idées me trottent : la pêche au thon, le black bass, les sorties avec les chercheurs, la Dieppoise, les dîners à Nouméa, le hobbycat... Ça turbine sous le chapeau.

19h00

La pétole est revenue. Lentement, insidieusement. Je la sentais me tourner autour toute l’après-midi, avec ses petits yeux de traîtresse. Elle est là maintenant. Je roule bord sur bord dans une mer huileuse, 600 milles au large de Nouméa. Ce n’est pas brillant.

Et pourtant, la journée avait bien commencé. Bonne vitesse, vent stable. Olivier, sur la BLU, m’avait promis du bon. J’y avais cru.

Côté sommeil, c’est royal. Presque six heures d’un seul bloc cette nuit. Pas très prudent. Peut-être faudra-t-il penser à un réveil. Je dors plus de dix heures par vingt-quatre. Une vraie cure. Mais qui sait ce que l’avenir me réserve ? Autant emmagasiner.

 

Mardi 26 septembre

7h00

Nuit au moteur, mer d’huile. À 6h, une petite brise s’est timidement manifestée. J’ai coupé le moteur, toutes voiles dehors. On avance à 3 nœuds, à peine, mais sans bruit, sans effort. Le genre de lenteur qui ne contrarie pas. Pratiquement à mi-route entre Nouméa et Torres. C’est loin d’être glorieux, mais c’est dans le bon sens.

Midi

Pétoles de merde. Le compteur affiche peut-être 8 milles depuis ce matin… merci le courant. J’ai hissé la misaine pour rien, juste pour m’énerver. Tempêtes verbales, jurons à la chaîne. Bref, une grande scène… pour des prunes.

Alors, comme toute colère mérite une récompense, je m’accorde un petit apéro. Frais, pour une fois, puisque le frigo s’est remis à faire du froid. Petite victoire technologique.

Ce matin, j’ai bricolé une bonne alimentation pour le deuxième PC et réussi à les relier entre eux. Réseau opérationnel ! Vive Ilboued, le vaisseau lent mais câblé.

13h45

Excellente vacation radio avec Jean-Louis. Le signal passe de nouveau, et avec lui, un petit bout de Nouméa qui revient à bord. Ils ont passé le week-end avec les Douchement au lac de Yaté. Jean-Louis a même pêché un beau black bass. Le genre de nouvelle simple qui fait chaud. J’aime cette idée d’avoir mis des gens que j’aime en contact les uns avec les autres.

Côté météo, Olivier annonce enfin du vent. Sud-est, 20 nœuds. Mais il va falloir patienter : pas avant 48h. Je m’apprêtais à relancer le moteur (buck, pour la forme), quand une petite brise du sud s’est levée, presque discrètement, comme pour me dire « Allez, tiens bon ».

18h30

Le soir tombe sur une journée blême, sans souffle, sans grâce. Pas une ride sur l’eau. Le moral est bas. Je tourne en rond, les yeux vissés sur ce foutu Arachnid, ce jeu de solitaire sur l’ordi, absurde et hypnotique.

Le coca de mon gin-citron commence enfin à ressembler à un liquide civilisé. C’est déjà ça.

Côté lecture, grosse déception : j’ai enchaîné Zola après La Bête Humaine, et Nana me navre. Du Proust de comptoir. Cinquante pages de mondanités parisiennes, de minauderies fades, de salons empesés. Aucun souffle, pas même un courant d’air.

Je n’arrive à rien. Vélleitaire comme un vent d’est en pétole. J’ai commencé une lettre à Roch, mais les mots ne viennent pas. Peut-être demain matin, à la fraîche, quand la mer est encore silencieuse et que l’âme flotte un peu.

19h00

Le gros cafard, ce sournois, s’est faufilé jusqu’à moi. Pas brutalement. Non. Doucement. Comme un suintement d’amertume. Alors, acte de résistance : je me mets à la cuisine, musique en fond – Stan Getz qui souffle du sax comme un vieux frère fatigué.

Recette du soir : spaghetti + oignon + ail + potted meat food. Promesse de réconfort ou de diarrhée. Verdict à suivre.

19h15

Verdict : la prochaine fois, éviter le potted meat. Même affamé. Même désespéré.

20h10

Pas de liaison radio ce soir. Silence dans les ondes. Mais une brise, fine et légère, a fini par se lever. Moteur coupé. L’eau glisse à nouveau contre la coque.
Et moi, ça va déjà beaucoup mieux.

 

Mercredi 27 septembre

7h00

Nuit chaude, un peu agitée. J’avais commencé sur le pont, bercé par les étoiles, mais quelques changements de voile et un vent un peu plus franc m’ont poussé à regagner la cabine. Le sommeil n’a pas été fameux. Reste à savoir si c’est la faute du potted meat ou du roulis.

Mais au moins, cette nuit, on a grappillé des milles. La mi-parcours entre Nouméa et Torres est largement dépassée. Ça fait du bien d’avoir l’impression d’avancer.

Toujours rien aux lignes de traîne. Rien ne mord. Pas même un petit curieux.

11h30

Il doit bien y avoir un anniversaire quelque part dans le monde aujourd’hui. Tant mieux, j’ai un prétexte pour sortir des glaçons du frigo. Et ouvrir l’ultime bouteille de whisky. Il faut bien les tester, ces glaçons.

Déjà savouré une bière fraîche. Ravissement pur. Comme une oasis dans le désert.

Ce matin, j’ai bien tenté quelques manœuvres de voiles, mais finalement, j’ai opté pour la Papillon Attitude. Plein vent arrière. Ilboued me fait le coup du roulis bord sur bord, ça agace. Mais bon, 5 petits nœuds réguliers, ça pardonne bien des choses.

Côté boulot, c’est au ralenti. J’ai retravaillé quelques photos scanérisées, ça rend plutôt bien. Mais la carte du trajet pour le hors-série n’avance pas d’un mille. C’est à peine si elle prend forme.

Côté courrier, pareil. Pas glorieux. Une bonne flemme me tire vers le bas. Peut-être aussi le sentiment diffus qu’il n’y a pas grand-chose à dire. Alors qu’en fait, j’ai des idées. C’est juste que… il faut que ça pousse, comme un vent long à se lever.

15h30

Il y a des gens à terre qui se demandent ce qu’on peut bien faire de ses journées entières sur un voilier sans finir à parler aux goélands. Eh bien, moi, j’ai un loisir régulier : chercher ma pipe. Elle a le don pour jouer à cache-cache, cette vieille chipie. Entre les coussins, sous les cartes, coincée dans la bannette… Elle m’occupe plus efficacement que bien des romans.

Ah, et voilà, ça me revient : aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Jean-Louis. 41 ans. Je le savais que quelqu’un devait souffler des bougies aujourd’hui. Ce whisky avait un goût de célébration.

20h00

Tentative de vacation avec Claude ce soir. Échec. Rien. Pas un souffle dans les ondes. Décidément, les voix amies se font discrètes ces jours-ci. Heureusement qu’Ilboued, lui, reste fidèle – même en roulant comme une barrique.

 

Jeudi 28 septembre

6h30

Excellente nuit de route. Un vrai alizé, comme dans les livres : 15 à 20 nœuds bien établis, qui nous a déhalés comme il faut. Ilboued trace sa route, et moi je me réveille patraque. J’ai un peu trop "testé" le frigo et les glaçons hier. Maintenant que je sais que ça marche, je vais freiner les expériences scientifiques.

Il va falloir aussi que je pense à changer d’heure à bord. Le jour ne se lève plus vraiment avant 6h30. Le temps glisse, s’étire. La mer aussi.

10h45

Ilboued va très bien, lui. 136 milles parcourus sur les dernières 24h. Un bon score. Moi, un peu moins brillant : j’ai passé trop de temps ce matin à trifouiller le jeu de Tintin sur le PC, à essayer de le modifier. Mauvaise idée : entre roulis et lignes de code, j’ai récolté une belle nausée et un bon mal de crâne.

Heureusement, dehors, assis dans le fauteuil à fixer mes lignes de traîne toujours aussi stériles, l’air et l’horizon me remettent d’aplomb.

12h15

Apéro réparateur : kir bien frais. Puis déjeuner : salade de maïs, oignons, jambon, petits oignons au vinaigre doux. Le tout escorté d’un Baron d’Arignac bien frappé. Un vrai repas de roi en goguette. Mon état s’améliore, même si une petite douleur lancinante persiste quelque part dans le lobe frontal gauche.

Ilboued, lui, s’éclate. Il chevauche la houle comme un vieux surfeur heureux. Par moments, il pousse même de petites pointes à 7 nœuds. Le grand luxe, la grande vie.

Je viens de relire un passage d’Antoine sur son arrivée à Bali. Brrr. Rien que de l’imaginer au milieu des formalités, ça m’a refroidi. Un vrai paradis de paperasses, cette île. Moi, les fonctionnaires tamponneurs m’électrisent rapidement. Je crois que je vais me contenter de la regarder de loin, Bali. De très loin.

Tiens, ce même Antoine, c’est l’un des derniers à m’avoir fait un signe d’adieu à Nouméa, quand j’ai quitté le quai des carburants. Il était sur son Banana Split. Ce détail me revient comme un clin d’œil du destin, ou une bulle de rhum remontée du passé.

18h00

Nous continuons à booster. La boîte se déchaîne, au point que j’ai dû rouler un petit peu de génois pour calmer la fougue du cheval. Une bête nerveuse, Ilboued, quand il est lancé. Moyenne du jour : 6,62 nœuds depuis 9h ce matin. Pas mal pour une "maison câblée" !

Vacation radio correcte, bonne propagation et météo plutôt encourageante. Mais le petit pilote, lui, fatigue. Il ne tient plus la route bien droit. Alors j’ai abrégé la discussion.

J’ai quand même appris que Claude et sa petite famille avaient dîné à bord de Petit Nuage. Ils ont essayé de me joindre à la radio, eux aussi. Moi aussi, mais à ces heures-là, la propagation ne suit pas. Tant pis. Ce sont des messages dans des bouteilles qu’on jette à la mer et qu’on espère retrouvés.

Le message est passé pour Brigitte : lundi matin, elle trouvera un mail lui annonçant mon arrivée à Torres. En espérant que ça lui fasse quelque chose.

Et puis… j’ai capté une radio chinoise. Une vraie. Ça y est, on bascule : le Pacifique touche à sa fin, l’Asie commence à vibrer. Rien que le son de cette langue étrangère me fait un effet étrange. Écho d’un monde qui approche.

Mais… quel chinois parlent-ils, au juste ? Mandarin, cantonais, shanghaïen, ou dialecte perdu ? Peu importe. Ce qui compte, c’est ce signal ténu dans la nuit, ce son venu d’ailleurs. Le genre de détail infime qui te fait réaliser que tu es loin.

Et que tu approches.

19h00

Ce soir, menu cassoulet. Pas fameux, mais j’ai tiré une flemme monumentale pour cuisiner quoi que ce soit d’un peu plus vivant. Et puis, un cassoulet tiède à bord d’un voilier lancé vers l’Asie, ça a quelque chose d’incongru qui me plaît.

En fond sonore : Lucien Jeunesse à Rien à cirer. Une voix d’un autre temps, et moi, à bord, je pense aux autres solitaires là dehors, quelque part, sur d’autres mers, qui naviguent aussi. Pour fuir, pour oublier, ou pour continuer d’aller chercher mieux. Toujours un peu plus loin, un peu plus libre, un peu plus soi.

Moi, ce n’est pas une fuite. C’est une sorte d’excitation sourde, un frisson qui grandit à mesure que je me rapproche des îles de la Sonde. Oui, la Sonde, pas la Somme. Je fatigue.

Je ne sais pas exactement ce que c’est, ce que je ressens. Un pressentiment ? Une intuition ? Une promesse peut-être.
Ça ressemble à…

 

Vendredi 29 septembre

8h30

Le vent reste stable, tant en direction qu’en force. On continue à faire bonne route. Un peu secoué, certes, mais pour la bonne cause. Ilboued aime ça, moi un peu moins, mais je m’incline.

Le radar, lui, continue à me turlupiner. En mode veille, il reste muet. Mais lorsqu’il est allumé en continu, il se permet de bipper à l’occasion. Mystère. Bon, je vais le laisser tourner non-stop. On verra ce qu’il a vraiment dans le ventre. En attendant, je dors bien. Trop bien, peut-être. J’ai de plus en plus de mal à croire que ce fichu radar me réveillerait en cas de danger.

8h45

Petite victoire : après quelques réglages fins, le radar s’est mis à bipper en veille. Fort, clair, net. Le genre de bruit que même un cerveau marin engourdi ne peut ignorer. C’est déjà ça.

11h00

Petit incident de voile : la manille automatique de point d’amure du grand génois s’est encore ouverte à moitié. Deuxième fois. De la merde, ces manilles automatiques. J’ai dû aller faire quelques manœuvres à l’avant. Rien de grave, tout est rentré dans l’ordre, mais je m’en serais volontiers passé.

Ce matin, j’ai commencé la traduction des instructions nautiques pour les détroits de Torres. Instructif, oui, mais ça manque de détails. Ce sont surtout les courants qui semblent curieux — et déroutants dans tous les sens du terme. Il va falloir être attentif.

Et puis il y a ce rituel qui me tient : chaque fois que je monte sur le pont, je vais jeter un œil à mes lignes. Un réflexe, un petit élan d’espoir. C’est comme aller ouvrir la boîte aux lettres, avec l’illusion qu’un facteur invisible y aurait glissé une carte, un mot tendre, une nouvelle du monde.

Mais ici, le facteur ne passe jamais. Ou alors, il a oublié mon adresse.

14h00

J’ai passé une bonne partie de la journée à bidouiller la sortie d’antenne de la BLU. L’objectif : éviter que le câble d’antenne ne croise de trop près l’alim du pilote automatique, et vienne foutre le bazar. Une vraie galère.

Résultat : j’ai abîmé la prise BNC à l’entrée de la boîte d’accord. Pas de rechange sous la main, bien sûr. Mais après quelques essais, beaucoup d’acharnement, et un brin de jurons techniques, j’ai réussi à bricoler une prise "frankenstein" en en combinant deux. Elle tient, elle marche, c’est l’essentiel. Le câble reste désormais intégralement à l’extérieur. Pas très joli, mais fonctionnel.

Depuis, je capte de nouveau le QSO pour les essais. Le système a repris vie.

Entre deux soudures, j’ai appris une info qui me trotte dans la tête : il serait possible de rester quelques jours à Bali sans cruising permit. Juste assez pour une escale discrète et poétique. Rien n’est sûr, mais… l’idée me tente.

Bali au lieu de Darwin. Vingt jours de mer environ, peut-être plus, peut-être moins. À voir.
Mais je…

14h20

La radio fonctionne, ça, c’est sûr. Mais ça n’a pas complètement réglé le souci avec le pilote automatique. Peut-être que le problème s’est juste atténué. Il grogne toujours, mais il fait le boulot. Pas très enthousiaste, mais il tient la barre.

15h00

Après une soupe Thaï Tom Yam Kung — très pimentée, mais revigorante — j’ai eu une très belle conversation avec Hélène. Un de ces échanges qui réchauffent bien plus que les épices. Les Douchement seront encore à bord ce soir. Espérons que la propagation sera aussi bonne que tout à l’heure.

Mes efforts sur la BLU n’auront donc pas été vains : très bonne émission, bonne réception. Ça redonne un sens au bricolage acharné de ce matin. Même si le pilote reste grincheux, la radio, elle, chante.

 

Samedi 30 septembre

7h30

Temps bouché ce matin. Un peu de pluie vers 4h, juste de quoi teinter le pont d’un gris plus mat. Le vent reste constant, mais la mer a perdu en régularité. Ilboued vibre parfois en surfant une vague, comme pris de hoquets nerveux. On semble ralentir un peu sur le fond. Un courant contraire ? Les pilotes chartes n’en disent rien, bien sûr.

8h10

Changement de voilure : j’affale le petit génois et je hisse l’artimon à 1 ris. Résultat immédiat : beaucoup moins d’embardées. C’est plus stable, plus fluide. Comme un cheval qu’on aurait calmé en lui parlant à l’oreille.

8h30

QSO avec Jean-Marie, depuis Nouméa. Le lien est ténu mais réconfortant, comme une ancre lancée en arrière vers ce que je quitte.

9h30

Je viens de relire le passage du détroit de Torres raconté par la famille Van de Wiele. Un extrait m’a accroché :

"Comme sa traversée exige une attention soutenue et qu’il n’existe pas un seul bon mouillage sur toute sa longueur, c’est une dure épreuve pour un solitaire qui doit, en outre, lutter contre le sommeil."
Ça calme. Et cette phrase :
"Je crois bien que c’est le passage le plus difficile d’un tour du monde à la voile."
Bon, c’est écrit par une femme — précise-t-on, comme si ça allégeait la gravité du propos — mais je t’avoue que le récit m’a bien échauffé.

Le détroit, c’est un grand chenal du Four, version tropicale. Ce qui me rassure : j’ai une bonne carte, un GPS, un radar. Ce qui m’inquiète : la durée. Au mieux, 28 heures. À surveiller comme le lait sur le feu, sans sommeil, avec ces maudits courants qui tournent comme des chats fous dans une baignoire.

Conclusion logique de tous les guides marins :

"La seule chose certaine, c’est que les courants sont mal connus et leur direction variable."
Charmant programme.

Mais bon. De toute façon… on y va.

10h15

Un bon grain de pluie s’est abattu sur Ilboued. J’ai refermé les deux panneaux de descente, et me suis replié à l’intérieur. Coincé dedans, j’ai fini par m’atteler à la vieille vaisselle qui s’accumulait depuis quelques jours. Un genre de compromis entre corvée et abri.

11h00

Enfin ! Une belle bonite au bout de la ligne. Première prise digne de ce nom depuis le départ. De quoi renouer un peu avec la confiance du pêcheur et envisager une assiette marine plus engageante que les conserves.

16h45

Mais l’euphorie a été de courte durée. Belle galère technique : flambage du grand tangon. Le point d’amure du génois s’est coincé dans la mâchoire. En choquant les écoutes pour tenter de le libérer, la retenue du tangon a lâché. Et le tangon s’est mis à faire le tour du bas-étai comme un spaghetti en colère.

Résultat : tangon tordu, inutilisable. Et pas un bout de tube d’alu de rechange à bord pour bricoler une réparation. Je l’aimais bien, ce tube blanc. Il m’a fait gagner des milles fidèlement depuis la Guadeloupe. Il va falloir faire sans. Mais surtout, à l’avenir, éviter de tangonner entre les deux bas-haubans, surtout par bon vent. Le genre d’erreur qui ne pardonne pas.

L’alizé, lui, continue de fraîchir, imperturbable. Comme s’il avait envie de tester ma capacité d’adaptation.

18h00

Voilà, c’est le petit coup de blues du samedi soir. Il est venu s’inviter, comme à son habitude, sans faire trop de bruit, mais bien décidé à poser ses valises.
L’affaire du tangon m’a sapé le moral. Ce n’est pas dramatique, mais c’est embêtant. Il faudra sans doute relâcher à Darwin pour réparer. Sauf si ce fameux bout de tube que je suis certain d’avoir quelque part à bord — mais ? — pouvait faire l’affaire. À condition de remettre la main dessus… et que ce ne soit pas une illusion née d’un rangement trop rapide.

19h00

Sur la Radio Mondiale Adventiste, j’ai entendu une magnifique version de l’histoire de David et Goliath. Récit simple, presque naïf, mais qui touche quelque chose de vrai. Le genre d’histoires qu’on écoute à moitié avec l’oreille, mais entièrement avec le cœur.

Je ne suis pas très satisfait de l’établissement de mes voiles ce soir. Le génois est roulé à moitié sur le petit tangon, et la grande voile porte un seul ris. Mais avec ce vent irrégulier — 15 à 25 nœuds, surtout au passage des grains — le réglage est un vrai casse-tête.
Résultat : la vitesse oscille de 4,5 à 6 nœuds, et ce petit moignon de génois qui claque à contrevent par moments… m’agace profondément.

Et pourtant, je rêve à autre chose. À un fauteuil bien moelleux, une vieille vidéo — Les Tontons Flingueurs, par exemple — qui tourne dans un magnétoscope grinçant. Un feu qui crépite dans la cheminée. Un chien qui vient poser sa tête sur mes chaussons. Et un petit verre de Négrita que papa m’aurait presque obligé à siroter.

Le bonheur.

 

Dimanche 1er octobre

7h00

Le soleil émerge lentement des nuages, timidement. Le ciel commence à bleuir. Peut-être qu’on aura droit à un vrai dimanche ensoleillé. Il reste 215 milles avant l’entrée du détroit. Si tout va bien, j’y serai demain soir.

8h45

Rituel du dimanche : douche complète, rasage, cheveux peignés, propre comme un sou neuf. Ça va mieux déjà. Et pour ne rien gâcher, j’ai mis la main sur un bout de tube alu qui pourrait convenir pour réparer le tangon. Une lueur d’espoir dans les cales.

10h00

Tiens, Chirac va encore "tirer un coup d’atome", comme on dit. Parfait timing, juste quand moi j’approche les côtes australiennes. Il va falloir espérer que le nuage ne suive pas les mêmes isobares que moi.

Pendant ce temps, de mon côté : opération "ménage de printemps en octobre". Rangement, nettoyage, remise en ordre.

Côté voile, j’ai remplacé le grand génois par le petit. Moins énervant, mieux équilibré, et même un petit gain de vitesse. Comme quoi, la simplicité reste une valeur sûre.

Dans le frigo, j’ai retrouvé un peu de thon cru, préparé sauce rouille. Juste un petit morceau… mais succulent. Frais comme un lever de soleil, malgré une nuit au frigo.
Seul souci : il n’y a plus de gaz dans la grande bouteille. Et donc… plus de froid. Moi qui commençais à m’y habituer, à ce confort glacé.

11h20

J’ai fait une droite de hauteur. La première depuis le départ. Pas glorieux : intercept à 13 milles. Soleil trop haut, un peu voilé, et moi, toujours plein de bonnes excuses. Mais bon, le geste y est.

12h15

Je m’habitue vraiment à ces vacations radio. C’est devenu un rendez-vous. J’ai même de nouveaux interlocuteurs côté Indonésie : Pascal et Bati, Bernard et d’autres. À ma grande surprise, je me retrouve à faire le relais entre l’Indonésie et les Vanuatu. Loin de tout, mais au centre du réseau. Et chaque fois que j’entends des noms comme Pulau Pinang, c’est comme un vent chaud qui me traverse. J’approche. J’approche de mon but.

17h00

Encore un dimanche. Je les hais. L’après-midi s’étire comme un vieux chewing-gum sans goût. Ciel gris, mer lisse, lumière triste.

Un gros fou tourne autour du bateau, comme s’il se moquait. Moi, je sirote un fond de whisky, doucement, sans grande conviction.

Ma montre  s’est arrêtée, sans doute la pile est morte. Pas de Jean-Louis à la vacation radio. Il a dû aller se promener avec les Douchement. Tant mieux pour lui. Moi, je reste ici, dans ce dimanche suspendu.

Le vent s’est calmé, presque tendre. Je suis légèrement sous-toilé, mais ça ira. Pas envie de bricoler maintenant.

Demain, je commencerai la réparation du tangon. Un petit chantier, comme un prétexte pour occuper les mains et canaliser la tête.

Je viens de terminer un livre de Huysmans. Pas facile d’accès. Il mêle l’histoire sinistre de Gilles de Rais avec la découverte du satanisme à la fin du XIXe siècle. C’est bien écrit, mais dense. Ça remue plus qu’on ne le voudrait.

Pour le déjeuner, j’avais improvisé une fricassée d’oignons avec des lamelles de thon, un peu de sauce soja et une pincée de sucre.
Succulent.
Comme quoi, même un dimanche gris peut encore avoir du goût.

19h00

La nuit ne tombe pas vraiment. Elle traîne, elle flotte, elle délétère. Tout est moite. 91 % d’humidité, 26°C… mais je n’ai pas chaud. Tout est collant, gris, suspendu, comme l’écran de veille du PC.
Je suis en train d’abandonner le Pacifique comme on termine une série en noir et blanc. Le feuilleton touche à sa fin. Générique au ralenti. Et moi, je suis là, comme avant un examen. Angoissé. Un peu déprimé. Suis-je prêt ? Vraiment prêt ?

Mais au fond, la vraie question, c’est : le petit clin d’œil de la Providence va-t-il se manifester ?
Un signe, un hasard heureux, un oiseau qui passe, une onde claire dans la radio… quelque chose.

La météo est bonne, en tout cas. Demain, j’ai une petite to-do list — bricolages divers, un peu de rabotage, sans doute.
Mais surtout… j’ai hâte. Hâte de basculer. De me retrouver dans la mer d’Arafura. Dans l’océan Indien. Un nouveau chapitre.

Et pendant que je cogite, un oiseau s’est posé sur la lisse de pavois. Ça fait une demi-heure qu’il est là. Posé. Tranquille. Il a peut-être trouvé le bon plan, lui : se laisser porter, peinard, jusqu’à l’île Thursday. Il a l’air de savoir, lui.

 

Lundi 2 octobre

Matin

Dernier jour dans le Pacifique. Et franchement, l’océan n’a pas décidé de me faire ses adieux en fanfare.
Temps wet, wet, wet. Un ciel intégralement gris, des averses éparses, et cette humidité poisseuse qui s’infiltre partout. À chaque grain, je dois me replier à l’intérieur, tout fermé, à respirer de la condensation et de l’ennui. Le genre de météo qui fait passer une boîte de sardines pour un espace bien ventilé.

Le grand passage est pour cette nuit.
Il reste 81 milles avant l’entrée du détroit. Le vent a molli, bien sûr — comme s’il craignait lui aussi ce sas administratif entre deux mondes. Mais je tiens ma moyenne : 5 nœuds. C’est déjà ça.

J’ai relu les guides Imray. Ambiance : on ne rigole pas dans le détroit. Dès que vous êtes repéré par avion de surveillance, c’est Big Brother sur ondes courtes.
Un arrêt à un mouillage ? Illégal, même si vous ne mettez pas pied à terre.
Là-bas, le simple fait d'exister au mauvais endroit peut sembler suspect.

Côté passagers : j’ai eu deux clandestins cette nuit. Deux oiseaux noirs, non identifiés. Discrets, silencieux… mais franchement peu élégants en matière de bonnes manières. Leur zone de déjection semble se limiter à tout mon pont. À croire qu’ils visent.
Je n’ai rien contre les voyageurs à plumes, mais une petite retenue intestinale serait bienvenue.

9h30

Et voilà. Je vais encore m’attirer les foudres des amis de Brigitte Bardot et des mères de famille Écolo outrées. Ce matin, c’est un petit Phaethon — un paille-en-queue, je crois — que j’ai remonté au bout de ma ligne.

Je ne l’ai pas fait exprès, bien sûr. Il s’est pris dans le fil, sans doute en piqué vers un poisson qu’il ne reverra pas. Il n’est pas mort. Le bec un peu ensanglanté, mais les yeux vifs. Il tourne la tête vers moi avec une souplesse incroyable. Près de 180°. Je me demande même s’il ne peut pas faire le tour complet, comme une girouette biologique.

Il me regarde. Moi aussi. On se jauge.

Je me sens à la fois coupable et responsable. C’est un passager malgré lui. Peut-être le seul qui m’ait fixé aussi intensément depuis mon départ. Si son état le permet, je le relâcherai dès que possible. En attendant, il repose dans un coin à l’abri, ses plumes blanches striées de reflets d’ennui et d’iode.

11h00

Grande victoire du jour : j’ai enfin remis la main sur la carte d’approche du détroit de Torres. Elle était planquée quelque part sous l’archipel de papiers qui commence sérieusement à rivaliser avec une bibliothèque portuaire. Du coup, j’en ai profité pour remettre un peu d’ordre en effectuant un tri sommaire par océan.

Après une analyse méticuleuse de ma position, zoomée à l’ancienne sur le papier, j’ai décidé de modifier la route : 30° vers l’ouest, cap au 270°, un peu au sud du phare de Bramble Cay. Ça sent la bascule.

Le vent a fraîchi, la mer aussi. En échange, le ciel s’est dégagé. Le soleil est revenu, pas flamboyant mais souriant, comme un encouragement muet.
Dehors, c’est propre : petit génois rentré, tangon rangé, grand génois à moitié roulé sous le vent, un ris dans la misaine. Ça pulse bien. Quelques beaux rouleaux de l’arrière nous poussent à faire de jolies embardées. J’ai descendu la dérive pour limiter le cirque, mais ça cogne quand même. Ça tape sec, comme une conversation tendue.

Alors, pour me remettre, un ti punch de gin de 11h. Classique. Délicieux. J’aurais dû en embarquer plus. C’était le seul alcool à prix raisonnable à Nouméa. Les autres faisaient grimper la courbe de l’addition plus vite que la mer de Sud.

Côté volatile : le passager est toujours là. Il continue de tourner la tête comme un ressort bien huilé. J’ai même cru l’entendre émettre un petit gloup étrange, en réponse à des congénères qui volaient dans le secteur. Un salut discret ? Une plainte ? Ou juste un rot d’oiseau ? Mystère.

14h50

Vacation radio laborieuse. Réception mauvaise, crachotements, bouts de phrases avalés par le souffle des ondes. Puis, après un petit réglage fin de l’antenne, comme un violon bien accordé : la voix passe mieux. Des nouvelles de la famille. Brigitte va bien. Les Locard filent vers l’Inde. Une promesse d’un Noël prodigieux… ou peut-être un peu plus tard. Le Pacifique s’efface, mais les projets prennent le relais.

17h30

Mon petit passager à plumes est reparti. Sans un mot, sans un regard, pendant que je faisais la sieste. Disparition discrète, élégante. Tant mieux. Il n’était donc pas perdu. Peut-être que ce voilier, pour lui aussi, n’était qu’une escale. Rien qu’un taxi de l’air.

18h40

Ilboued, les voiles pleines, l’os entre les dents, avale vigoureusement les derniers milles du Pacifique. Il semble vouloir en finir, comme s’il sentait que quelque chose change. 7 nœuds sur une mer presque calme, avec un vent franc de 20 nœuds. Le rythme est soutenu, clair, sans heurts. Le Pacifique nous offre un vrai coucher de soleil d’adieu. Pas spectaculaire, mais juste émouvant.

Et moi, je repense à tout ce que je laisse derrière. Tous ces visages, ces voix, ces moments. C’est ça, finalement, qui me reste de plus fort après sept mois de navigation : les gens. Les liens. Même les lointains.

Un nouveau volatile est venu prendre sa pause syndicale sur le pic. Il a du mal à garder l’équilibre, un peu comme moi, parfois. Mais il reste là. Peut-être pour me rappeler que le ciel aussi a ses voyageurs clandestins, posés un instant sur le fil du monde.

21h00

Ça y est. Phare de Bramble Cay en vue. L’entrée. Le seuil. L’annonce que quelque chose bascule.
Le vent mollit — bien sûr — comme s’il respectait une sorte de silence cérémonial. J’ai lâché les ris dans la grand-voile.
Un volatile toujours perché au bout du pic, et ses copains valsent dans la lumière tamisée sur la musique que je diffuse. Ambiance cabaret marin improvisé.
Un bon café pour honorer Bramble Cay. Nuit diabolique en perspective.

21h30

Ce n’est plus une goélette, c’est une volière. Deux oiseaux sur le pic, et j’ai raté la photo du siècle : un fou complètement vrac sur la planche à voile, genre gymnaste bourré. Dommage. Il m’avait offert un tableau digne de Magritte en version tropicale.

23h00

On y est. Plein dedans.
Le détroit. Le vrai.
Joli petit temps, mais une nuit noire comme la cale d’un rêve. La demi-lune est là, quelque part, cachée par les nuages. Le radar me fout les jetons : il affiche des échos qui ne devraient pas exister. Des formes mouvantes, sans structure. Des grains, sans doute. Des masses d’eau suspendues entre ciel et mer.

Ce n’étaient que de gros nuages noirs. Rien de solide. Mais dans l’œil du radar, tout paraît suspect.

Le vent n’est pas violent, il mériterait même une misaine. Mais pas envie de manœuvrer. La flemme, et ce vent capricieux qui n’aide pas. On va laisser faire, on glisse, c’est déjà bien.

Et puis…
J’ai capté ma première radio FM depuis bien longtemps. Juste une voix, une musique, un jingle.
Ça fait du bien.
Ça dit : t’es pas seul.

 

Mardi 3 octobre

1h00

Deux feux fixes brillent droit devant. Pas d’écho clair au radar. Intrigant. Ils bougent, lentement, comme hésitants. Peut-être des pêcheurs ? Mais pourquoi ce silence radar ?
Finalement, un écho finit par apparaître. Un solide petit chalutier, bien éclairé, bien réel. Va comprendre. Parfois, même les machines ont leurs humeurs.

3h20

Je suis monté pour hisser la misaine, le vent faiblissait un peu. Sur le bout du pic, toujours ce volatile, stoïque. Il n’a pas bronché d’une plume quand j’ai commencé à manœuvrer. Un oiseau génie, peut-être ? Un totem ? Ou juste un insomniaque à plumes ?
En tout cas, au moment même où je tirais sur la drisse, la pluie est tombée et le vent a disparu.
Pile. Instantanément. Comme un don du ciel.

Alors on a tout replié. On a laissé l’original tranquille, là-haut sur son trône, et on a mis en route la bourrique — le moteur. Il n’a pas protesté, lui.

6h00

Un peu de vent. Mais comme souvent, dans le nez, ou presque. Je commence à avoir sérieusement sommeil, mais le jour ne devrait plus tarder.
Un bon café, très fort, presque noir comme la nuit qu’on vient de traverser, et on repart.

J’ai traîné, c’est un fait. Seulement 42 milles depuis Bramble Cay. Si je veux sortir du détroit avant de sombrer dans un sommeil incontrôlé, va falloir carburer.

Le plus pénible, c’est cette profusion de feux partout. Feux de bateaux, feux de côtes, maisons, phares... Et au radar, tous ne s’annoncent pas. Ambiguïté permanente, comme si le détroit voulait brouiller ses cartes jusqu’au bout.
Vivement le jour.

7h00

Le jour est enfin levé. Ou presque. Ce n’est pas une aube franche, c’est une lumière floue, pâle, laiteuse.
Mais je vois la terre. Ou plutôt : les terres. Une multitude d’îlots bas, éparpillés, émergeant comme un archipel d’ombres grises. Une vraie myriade de cailloux tropicaux, mystérieux.

L’oiseau du pic est toujours à bord. Il a quitté son perchoir de la veille pour se réfugier sur le toit du rouge. Toujours discret, toujours là.

Le pont, lui, est devenu un poulailler flottant. C’est crade. Un vrai festival de fientes.
À croire que cet oiseau n’est pas seul, ou qu’il a une efficacité digestive hors norme.

11h00

Le zozio du pic, que j’ai finalement identifié comme une sterne brune, m’a quitté ce matin sans un au revoir. Mais pas sans un dernier mot, à sa façon : il m’a sifflé. J’étais devant la table à cartes, j’ai cru d’abord que ça venait de la VHF. En sortant voir, j’ai découvert la suite du mystère.

Le long du bord, un jeune gars aux yeux d’un bleu très clair, casquette de baseball vissée sur la tête, à bord d’un canot en alu. Il m’interpelle dans une sorte d’anglais dérivé ou fortement accentué — un pidgin peut-être, ou juste son accent à lui. Je ne comprends que des bribes.

Au début, je crois qu’il veut me vendre du gasoil. Puis je pense qu’il me demande de l’essence. Finalement, après moult sourires et quiproquos, une fois le canot mis en remorque et le garçon monté à bord, je commence à piger l’histoire. Enfin… à moitié.

En gros : il avait peur de ne pas avoir assez d’essence pour rentrer sur Coconut Island, une île à une dizaine de milles dans ma direction. Il me demande de le rapprocher le plus possible. Ça m’allait. Alors, cap sur Coconut.

Parler à un être humain en chair et en os après deux semaines de silence... ça fait drôle. Une sorte de réajustement sensoriel. On a partagé un café, parlé un peu — de nos routes, de ce qu’il faisait, de ce que je fuyais peut-être.

On a même évoqué Chirac et Mururoa, ce qui ne semblait pas vraiment le passionner, et il avait bien raison.
Je l’ai pris en photo, pour le souvenir. Puis je l’ai largué à deux milles de Coconut Island. Il m’a fait un signe, et je l’ai suivi à la jumelle jusqu’à la plage. Prêt à intervenir, comme promis, s’il tombait en panne. Il n’a pas eu besoin de moi. Je ne me souviens même plus de son prénom.

À part ça : beau temps, mer d’huile, vent presque dans le sud — donc, encore deux heures de moteur. Mais l’eau... d’un bleu turquoise incroyable, genre Bora Bora, façon carte postale. Une scène parfaite pour finir ce long glissement hors du Pacifique, avec un étranger pour complice, et un oiseau pour témoin.

13h30

Gros coup de barre. Le genre qui te plaque comme une vague lourde au vent arrière. J’ai avalé deux comprimés pour “réveiller les vieux” — cadeau de Stéphanie, infirmière à Nouméa.
J’attends la voix de Jean-Louis à la radio. Qu’il me secoue un peu, qu’il me rappelle que je suis toujours là, à flot, à l’approche d’un canal et pas d’un matelas.

Ce détroit, c’est un vrai gymkhana. Slalom entre les bancs, les feux, les grains, les bouées, les doutes.

Mais j’ai mis toute la toile. Et coupé le moteur. Rien que ça, déjà, ça fait du bien.

15h30

Cocktail de survie du marin en mode zombie :
☑ Café
☑ Thé
☑ Psychotonique
☑ Vacations radio réussies
☑ Bonne météo
☑ Mer douce et belle lumière
☑ Et un fond de manque de sommeil bien tassé
= Résultat : un cerveau qui lutte pour garder les yeux ouverts à l’aide d’allumettes imaginaires.

Non, non, allez… Encore un petit effort, mon garçon. Tu tires le bon bout.

Encore le canal du prince de Galles. Et ce sera presque fini.

18h00

Très belle fin de journée. Soleil juste comme il faut, vent vigoureux, mer douce. L’équilibre rare.

Je m’en veux un peu… Je n’ai pas pensé à donner une carte à poster aux visiteurs de ce matin. Pas eu le réflexe. Moitessier, lui, lançait ses lettres au lance-pierre sur les ponts des cargos croisés. Moi, c’aurait été plus simple. Juste un mot, une carte, un clin d’œil du large. Une trace.

Je suis encore un peu zombie, mais les psychotoniques ont bien bossé : ils m’ont éclairci les idées — les circuits internes. Je me sens prêt à tenir la nuit. À affronter les derniers milles, les derniers feux.

19h20

Dernière ligne droite.
Nous pénétrons dans le chenal du Prince de Galles. À la sortie : c’est fini. Ou presque.

Ce sera l’océan Indien, la mer d’Arafura. Un autre monde, une autre carte.
Il ne reste plus qu’un petit coup de collier, à nous deux. Une poignée d’heures.

Mais ce n’est pas encore si simple.
Il va falloir ouvrir les deux yeux, et surtout… le bon.

20h50

Le dernier coup de collier, ce n’était pas une bagatelle. Grain sur grain, et pour corser l’affaire, le vent a décidé de passer plein sud-ouest, droit dans le nez, pile dans le chenal du Prince de Galles.
Vent debout, moteur en route, et roulez le foc ! Heureusement que le courant m’est favorable, sinon je crois que j’y serais encore demain matin.
Mais quelle sauce… saucer, saucer. Un dernier lavage intégral avant le saut.

22h30

Ça y est.
Sortie du chenal du Prince de Galles.
Le reste, ce sera du gâteau.
Enfin… si les maudits grains veulent bien cesser de me courir après. Une douzaine de milles jusqu’à Banda Rock. Et c’est fait.
C’est fini pour le Pacifique.

Je suis en mer d’Arafura.
Dans l’océan Indien.

La nature, fidèle au poste, m’a servi un gros grain d’adieu, sans foudre mais généreusement arrosé. Comme une bénédiction mal ficelée.

23h11

Après la douche… plus rien. Le vent est complètement tombé. Silence total. Pas un souffle.
L’air est mort, suspendu.

Je relance un petit peu de bourrique, juste pour me dégager vers l’entrée du détroit. Encore quelques milles.
Mais dans ma tête…
C’est déjà fini.

 

Mercredi 4 octobre

12h30

Je suis un peu en retard pour célébrer cette première journée dans l’océan Indien, de l’autre côté de la barrière.

La nuit dernière, juste après avoir passé le phare de Banda Rock, j’ai lâché prise. Allongé sur la banquette du carré, j’ai sombré dans un sommeil immédiat, brut.
Réveil vers 4h pour un grain, puis de nouveau à 8h, presque frais, presque dispo.

Le vent souffle paresseusement, plein vent arrière, et sans mon grand tangon, impossible de tenir une voile stable. Alors je me suis mis aux largue… et au travail.
J’ai entrepris la réparation du tangon : manchon de tube alu, du cuir pour combler la différence de diamètre, plus quelques rivets, rares désormais comme l’or à bord.
C’est fini, ça a l’air costaud, à condition de le ménager. On croise les doigts, pas trop les haubans.

Et puis, ce matin, la douche à l’eau de mer.
Je ne sais pas si c’était vraiment de l’eau ou de la mousse radioactive…
Quelques minutes après, le dos en feu. Démangeaisons violentes, comme si des armées de moustiques y dansaient la samba.
J’ai tenté tout l’arsenal : rinçage à l’eau douce, talc, Nivea… rien.
Je hurlais de frustration. Grattage frénétique, frottage à la serviette : 15 minutes de combat acharné contre une démangeaison venue d’ailleurs.
Finalement, j’ai mis un tee-shirt propre et je l’ai compressé sur mon dos.
Curieusement, ça a marché. Le calme est revenu. Doucement.

Je note l’incident. J’aimerais comprendre l’origine de cette attaque chimique. Mousse ? Sel ? Crème ? Diable ? À suivre…

15h00

Vacations radio mémorables.

Bon, la météo d’Olivier n’était pas formidable : pas de vent maintenant, et pas de vent en perspective. Résultat : moteur, point, point, point…

Tiens, encore une démangeaison aiguë dans le dos ! Cette fois, impossible d’accuser les savons de mes douches mousseuses. Une bonne dizaine de minutes de picotements violents, à en hurler. Diagnostic du médecin en papier : affection de la peau type urticaire. Recommandation : Polaramine. Bonne nouvelle : j’en ai. Ingestion. Observation.

Mais revenons à la radio. J’ai parlé à Claude. Il n’avait pas l’air très à l’aise derrière son micro, et moi non plus, à vrai dire. Malgré tout, on a dialogué. J’ai appris que les courants démoniaques passaient bien (je crois qu’il parlait de propagation radio), et que Christine attendait une petite fille, la troisième. Le frangin doit être ravi. Trois filles et un bateau.

16h50

Pendant ma sieste à l’ombre sur le pont, un joli espadon est venu mordre à l’hameçon. Pas évident à remonter, mais ce n’était pas non plus Le vieil homme et la mer. Comme j’étais au moteur, j’ai pu couper les gaz, et doucement, je l’ai amené le long du bord.

Un bon coup de bassecrock sous les ouïes, et hop sur le pont. Il gesticulait sur ce qui était, jusqu’alors, un pont immaculé. Et surprise : il n’était pas seul. Un petit rémora de rien du tout était accroché à son ventre.

Un grand coup de queue, des ondulations désespérées… j’ai cru qu’il voulait goûter à la vie terrestre.
Mais le pont n’allait pas y survivre. Alors trois coups de pic dans la tête et il a fini par se calmer, avec les soubresauts qu’on imagine.

Excité, fier comme un paon, je me voyais déjà briller en société, photos et vidéos à l’appui. Mais rapidement, j’ai réalisé la stupidité de la situation : un espadon d’1m70, 15 kg à vue d’œil… et moi, seul, sans frigo, appétit limité.

Je savais bien que je n’aurais pas pu le laisser partir sans perdre l’hameçon, mais même cet argument ne me convainquait pas. Le pont ruisselait de sang, une odeur poissonneuse commençait à s’imposer… et j’allais devoir manger du poisson. Beaucoup.

Si Paul Doligez avait pu le pêcher, lui, il en aurait tiré du plaisir, c’est sûr.

17h30

Ça y est, les conserves d’espadon sont dans l’autocuiseur. J’ai rempli X bocaux en suivant les recettes de Brigitte. Elle m’avait laissé un petit carnet, soigneusement manuscrit, avec les recettes qui me font plaisir et celles qui devraient m’éviter de mourir de faim. Prévenante, comme toujours.

Vider le poisson, en revanche, n’a pas été une partie de plaisir.

D’abord, j’ai coupé la tête. Impossible de charcuter cette bête pendant qu’elle me fixe de ses gros yeux globuleux sans paupières. Il fallait faire vite, sec. Un coup de machette, net. Enfin… presque. L’os des vertèbres, pas une mince affaire. Il a fallu y aller au burin et à la scie égoïne.

Le reste s’est fait dans une ambiance de boucherie improvisée : la chair glissante, les doigts qui cherchent l’adhérence, et le pont qui prend des allures de planche à découper géante.

Mais les bocaux sont là, fièrement alignés, promesse de repas futurs. Il n’y a plus qu’à espérer que ça tienne, et que ça ne sente pas trop le cadavre dans deux jours.

 

Jeudi 5 octobre

8h30

Pas bien frais ce matin, la tête dans le sac, comme on dit chez nous. Pourtant, la nuit a été bonne, une brise gentille m’a poussé depuis 20h hier. Mais c’est fréquenté dans le coin : le radar m’a tiré du lit deux fois pour des cargos en route vers Torres. Chacun son chemin.

11h45

Matinée radieuse : un beau temps solide, vent de sud-ouest bien calé. J’ai affalé la misène et tangonné les deux génois. Classique.
Je voulais continuer les conserves de poisson, mais à peine ouvert, l’odeur du bestiau m’a coupé les jambes. Écœuré, j’ai balancé le reste par-dessus bord — au moins les deux tiers du poisson encore intact. Les grands Jacques se régaleront, eux.

Bidouille de l’antenne BLU ensuite. Repris tout le câblage, vérifié les connexions, ça semble mieux marcher. Du moins pour le moment.

18h30

Après-midi tranquille, cuisine nettoyée, presque reluisante. Pas de vacations radio avec Jean-Louis aujourd’hui, un peu dommage. Juste une bonne météo d’Olivier, et elle était plutôt sympa : brise arrière, ciel parfait, Ilboued en papillon.
C’est tout doux. Et ce n’est pas plus mal.

 

Vendredi 6 octobre

7h30

Bonne fête capitaine. Nuit de pétole: pas un souffle, à peine une ride. Moteur, puis dodo sous les étoiles.
Je dors moyen dehors. Réveils réguliers toutes les heures, juste pour scruter l’horizon, au cas où.
Pas très malin : l’alarme radar est inaudible avec le moteur. C’est bête, mais c’est comme ça.

Vacation radio avec Didier : il me capte bien, mais chez lui ça fait un sale bruit, "squitch squitch", impossible de comprendre pourquoi.
Remis les deux génois tangonnés : y’a une brise paresseuse, 2,5 à 3 nœuds à tout casser.

10h30

Non, rien à faire côté vent ce matin. Calme plat, l’ennui sur l’eau. Alors, encore un petit coup de bourrique.

14h

Bon QSO avec Jean-Louis. Des nouvelles de la terre ferme : Antoine a acheté une maison au Kaolin, et Fatima s’envole pour le Brésil. Drôle d’idée, mais pourquoi pas.

16h30

Aperçu le Cap Wessel. Toujours peu de vent, mais on avance, lentement, tranquillement.

 

Samedi 7 octobre

8h50

Temps très très calme, presque suspendu. Une petite brise timide, douce comme une caresse, nous pousse à 2,5 – 3 nœuds. Elle souffle depuis hier soir, discrète, presque timorée.
Je me retiens même de faire du bruit, de peur de l’effaroucher.

Il me semble qu’un petit courant contraire nous freine gentiment. Résultat : 85 milles en 24h, pas glorieux, mais bon…

9h30

Le spi est de sortie. Grand geste de confiance envers le souffle léger du jour.

Midi

Avec le spi en solo, ce n’est pas si mal. Le vent a léger frémissement de plus, et on oscille autour de 3,5 à 4 nœuds.
Mer d’huile. Matinée calme, parfaite pour ranger la table à cartes, remettre un peu d’ordre dans les papiers.
J’ai commencé un SAS, mais bof… pas palpitant celui-là.

15h15

Fin de la récré. Plus rien du tout, même le spi s’est enroulé mollement autour de l’étai comme un chat fatigué.
Retour moteur.
À peine 20 milles depuis 9h, un peu triste bilan, mais c’est ça aussi, le large : parfois on glisse, parfois on piétine.

 

Dimanche 8 octobre

7h30

Nuit de pétole absolue, un vrai miroir liquide, on se croirait sur le grand bassin de Versailles.
Moteur toute la nuit, et moi sur le pont, sommeil haché, entre rêves bizarres et visions plus concrètes.
J’espère quand même ne pas devoir faire les 125 milles jusqu’à Darwin au moteur.

11h50

Matinée studieuse : ménage, rangement, et atelier cartes postales sur le PC.
Vu un joli serpent de mer qui ondulait en surface, et un banc de thons en pleine course-poursuite aérienne : ils s’acharnaient sur une nuée de volatiles, scène étrange.
Tentative de pêche à la traîne, zéro succès, zéro dîner.

14h30

Pétole confirmée par Olivier, moins de 5 nœuds de vent, pas besoin de regarder dehors, c’est écrit.
Le gasoil commence à tirer la gueule. J’ai coupé le moteur pour le QSO, mais je sens que je vais encore devoir transvaser les jerrycans dans le tank.
32°C à l’ombre, pas un souffle, juste le bourdonnement du soleil.

18h30

Toujours l’étouffoir, toujours zéro vent ou presque.
J’aperçois la côte, le phare New Year, planté là comme un souvenir exilé.
J’ai écrit quelques cartes maison à des amis. Elles sont trop petites, évidemment, trop serrées pour tout ce que j’aurais voulu dire. Mais c’est bien comme ça. Peut-être même mieux ainsi.

21h30

Enfin les voiles, et moteur coupé.
Pas vraiment du vent, plutôt une haleine, un souffle de nourrisson.
La mer est un miroir, le bateau glisse, poussé par une force invisible, comme un rêve qui se souvient de lui-même.
Les caresses de l’eau sur la coque produisent un son troublant…
Presque charnel, comme une main sur ton dos, lente, douce.
C’est bon, c’est beau, c’est apaisant.

 

Lundi 9 octobre

4h20

C’était trop beau pour durer.
Notre petite expérience vélique s’est éteinte doucement.
Dès 1h30, la pétole a repris le dessus. Alors j’ai redémarré la bourrique, à contrecœur.

Mais l’inquiétude monte. Je ne suis plus sûr d’avoir assez de gasoil pour atteindre Darwin.
Logiquement, ça devrait passer, mais juste-juste… et je n’aime pas compter si serré.
Autour de moi, des lumières de bateaux partout.
Une flottille de pêcheurs à tribord, à bâbord, en face.
Je veille, sans illusion sur la nuit.

8h20

Rien de mieux au réveil.
Mais quel lever de soleil… Une rondelle d’orange posée sur le bord d’un verre en cristal.
Et la lune, pleine et paisible, a glissé hors du ciel comme une veilleuse rassurante.
Tout cela serait digne d’un haïku, si je n’étais pas rongé par le gasoil.

Il me reste 70 litres pour 130 milles.
Pas assez, peut-être. Et ça change tout.
Un gros cétacé est venu me saluer, sa dorsale émergeant doucement dans la lumière rose du matin.
Un signe ? Une diversion ?
Je garde les yeux ouverts… et les pensées serrées.

13h00

Tentative de voiles. Résultat : 1 nœud en pointe.
Mais ça m’a permis d’attraper Jean-Louis à la BLU, qui, fidèle à lui-même, passe son temps avec les Douchement.
Il les voit encore ce soir. Bon vent à lui…

Remis la bourrique en route.
Le pont est un gril à thon, impossible d’y poser un orteil sans hurler.
À l’intérieur, 35°C, ambiance sauna du Pacifique.
Je pense mouiller au Cap Don, à une quinzaine de milles, histoire de voir si le vent se lève ou gratter un peu de gasoil, qui devient la nouvelle denrée rare de cette expédition.

14h30

Raté le QSO, pour cause de tentative de sauvetage carburant.
Un bateau danois en vue, que j’avais déjà croisé aux Marquises et à Bora.
Je m’approche plein d’espoir…
Ils sont une armée à bord, au moins dix sur un bateau de 14 mètres !
Mais pas de gasoil à revendre, tout est dans le tank.
Fucking Danish.

À part ça, mon pavillon australien maison est terminé.
Un peu d’artisanat à l’ombre pour ne pas devenir fou.
Et je l’aime bien, mon petit drapeau, même si je transpire dessus.
Espérons qu’il ne fonde pas avant Darwin.

18h30

Putain, je n’ai jamais eu aussi chaud.
À part peut-être un jour où j’ai oublié de sortir d’un sauna en Finlande.
Là, c’est pareil mais sans la bière fraîche à la sortie.
J’ai balancé au moins dix seaux d’eau sur mon pauvre corps, à peine un soupçon de répit.
Et l’urticaire continue son festival, façon feu d’artifice sous la peau.

Thermo bloqué à 35°C.
Pas un souffle. Rien. Le néant.

Mais bonne nouvelle : un courant bienveillant me pousse à 7 nœuds.
Alors, pas question de m’arrêter.
Je serre les dents, je serre le gouvernail, je serre les fesses niveau gasoil.

Peut-être que je mouillerai cette nuit dans la baie de Van Diemen, si elle veut bien m’accueillir.

 

Mardi 10 octobre

3h30

Le vent est retombé, rideau.
Mais on en a profité, de cette petite brise d’hier soir à 20h.
Maintenant, le courant nous reprend sous son aile, et j’ai mis la bourrique en route pour filer droit dans le Clarence Strait.

Cette nuit, j’ai fait un rêve étrange.
J’étais amoureux d’une adorable petite Asiatique, elle s’appelait Joé.
Mais en même temps, tout foutait le camp sur le bateau :
la table du carré s’effondrait,
le toit du roof se déboîtait,
toutes les bouteilles de gaz s’ouvraient en sifflant.

Dehors, on aurait dit une explosion nucléaire.
La mer était irisée, couverte de débris,
je croyais deviner des silhouettes de bateaux déchiquetés.

Et puis… un silence immense. Un calme de fin du monde.

7h00

Raté. Trop tard pour la marée.
Le courant s’est retourné, en plein dans le nez dans le chenal.
J’ai stoppé le moteur, plus rien à faire sinon me laisser pousser gentiment.
Je continue à la voile, sans stress, et je pense mouiller au jour pour attendre la prochaine bascule.

8h00
Mouillé devant l’île Veyron.
Le tonnerre gronde, mais ça tambourine au loin.
Le ciel, noir d’encre, fait mine de nous tomber dessus, mais rien ne tombe.
Premier mouillage depuis trois semaines.
Je devrais me réjouir… mais non.
J’aurais cent fois préféré arriver direct à Darwin.

11h00 –
C’est reparti, et sous de meilleurs auspices.
Ménage, douche, vidage du dernier bidon de gasoil dans le réservoir, puis je lève l’ancre.
Le courant est tombé, le temps s’est apaisé, mais pas la chaleur.
33 degrés à l’ombre, et je suis en nage, tout le temps.

12h30 –
Sorti de ce foutoir de Clarence Strait.
La bouée verte m’a laissé passer à un mille.
Cap sur Darwin, enfin !
Pour marquer le coup, j’ai ouvert une bouteille de Bordeaux.
Un vrai nectar.
Ça change du Baron d’Arignac, cette infamie acide qui me fout des brûlures d’estomac.

Au moment où je mettais des œufs à durcir, une guêpe m’a piqué l’épaule.
Saloperie.
Même ici, en pleine mer, on n’est pas tranquille.

Darwin, vu de loin, ne fait pas rêver.
Un mouillage bancal, beaucoup de marnage, 7 mètres de différence…
Tiens, ça me rappelle Saint-Malo.
Cela faisait un bail que je n’avais pas joué avec les vraies marées.

13h00
Un avion des douanes m’a tourné autour comme un moustique bruyant, pour me souhaiter la bienvenue sans doute.
J’ai coupé le moteur, je rêve d’une bière bien fraîche.

17h00
C’est moche. C’est plat.
Et je surchauffe dans mon empire flottant.

18h00
Mouillage à Francis Bay.
D’un côté, une zone industrielle à vomir.
De l’autre, des mangroves qui puent le renfermé.
Ambiance.
Je ne sais pas quoi faire.
Attendre les autorités ?
J’ai tenté la VHF.
On m’a répondu, en gros, d’aller me faire foutre.
Australienne, l’hospitalité.

21h30
Pas fait la clearance d’entrée.
Plein de choses à raconter,
mais là, j’ai envie de bière.
Ou de plus.
À terre.

 

Mercredi 11 octobre

Matin

Suite des aventures d’hier soir. Après avoir passé une bonne partie de la soirée à lancer des appels VHF dans le vide – Custom, Quarantine, Immigration, Harbormaster… silence radio complet – j’ai fini par trancher : j’ai pris l’annexe et suis allé à terre.

Bien m’en a pris. À l’entrée du port, je suis tombé sur un type charmant qui tenait la guérite. Il a tout de suite saisi la situation, a pris son téléphone et a appelé la douane. Quelques minutes plus tard, j’avais rendez-vous avec les autorités, à couple d’un bateau de pêche, dans le port de pêche. Départ immédiat dare-dare pour récupérer Ilboued, lever de pioche, et cap sur le quai.

Manœuvre pas évidente : vent un peu levé, espace restreint, et pas un chat pour aider… jusqu’à ce que le douanier, arrivé avant moi, m’attrape une amarre et facilite l’accostage. Bonne manœuvre, propre. Les deux officiels sont montés à bord dans la foulée.

Accueil poli mais tendu. Ils n’ont pas du tout apprécié que je sois allé à terre sans clairance. Le douanier a même pris la VHF pour vérifier si elle fonctionnait. Elle fonctionnait.

Ensuite, paperasse. Beaucoup. Inspection du bord par le type de la quarantaine : il a vidé les placards, saisi tous les produits frais (œufs, oignons…), embarqué les poubelles, et m’a demandé de regrouper toutes les conserves de porc dans un carton scellé. Traitement de choc.

J’ai quand même pu discuter un peu avec le douanier. Il m’explique la procédure pour obtenir du gasoil détaxé : il faut aller à la marina, tout payer plein tarif, puis revenir avec les reçus pour obtenir le remboursement de la taxe. Simple, non ?

Retour à l’ancre en début d’après-midi. Puis, petite virée à terre, histoire de remercier le gardien de la veille. Je lui parle de mes soucis de cash. Il me tend dix dollars. Juste comme ça. Pour aider. Geste simple, mais inattendu. Je prends.

Fin de journée sur le wharf, bière tiède en main, à regarder le déchargement poussif d’un cargo chilien. Poussière rouge partout, et ballet incessant des camions du Bush. Pays rude.

Nuit à la belle étoile. Petit tour en ville avant de rentrer, pour prendre le pouls. Impression de bout du monde, pas désagréable.

 

Jeudi 12 octobre

Matin

Petit tour en ville ce matin. Ville propre, bien carrée, sans charme particulier mais fonctionnelle. Achats divers, dont deux canettes de Guinness – consolation anticipée. Passage au bureau de poste : grosse enveloppe en poste restante. Lettres de Brigitte, quelques coupures de journaux, et une série de cassettes de Rien à cirer. Petit shoot de France.

J’ai réussi à l’appeler. Elle semblait contente, mais pas en grande forme. Voix fatiguée, souffle court. Appel en demi-teinte.

Retour à bord. Après-midi peu productive : je tourne en rond. Trop de choses à faire, trop de pistes en tête. J’angoisse. J’ai regardé les cartes, feuilleté les Pilot Charts : je suis trop tard pour continuer vers le nord-ouest comme prévu. Les vents tournent. Résultat : nouvelle décision. Ce sera Bali, puis Singapour.

19h, retour d’un second appel, cette fois à Nick. Il m’attend. Il s’ennuie. Il compte les jours. Et moi aussi, d’une certaine façon. Il m’a dit qu’il se disputait tous les jours avec sa sœur. Moi, je n’ai personne à engueuler, mais la solitude devient pesante par moments.

Je dresse la liste des choses à faire avant lundi soir. Objectif : appareiller dans trois jours. La coque d’Ilboued est sale. Trop sale. Ça m’inquiète.

Petit coup de cafard ce soir. Pas de raison particulière. Juste l’impression que la route va encore être longue. Un mois au minimum pour retrouver Nick. Et encore.

17h30

Bonne nuit sur le pont, sans moustique, après une soirée un peu tendue à ruminer tout ce que j’avais à faire aujourd’hui. Finalement, tout s’est bien enchaîné. J’ai déjà bouclé l’essentiel de la corvée.

Au réveil, passage à la poste pour envoyer deux faxes : un pour les parents, l’autre pour Marie-Dominique. Ensuite, chasse à la voiture de location la moins chère. Je suis tombé sur la bête rare  – et surtout sur une charmante dame qui m’a presque tout expliqué : où recharger les bouteilles de gaz, où trouver un vrai supermarché, bref, un vrai kit de survie pour navigateur à sec.

Voiture pas trop chère, chargée aussitôt de tout ce qui me manquait pour la suite du voyage. Premier arrêt au poste de remplissage de gaz – raté. Pas le bon pas de vis. Deuxième tentative manquée aussi : l’adresse donnée était fantaisiste.

Je me suis donc retrouvé au grand centre commercial du coin. C’est comme chez nous, mais en plus étroit. Les allées entre les rayons sont ridiculement resserrées, les produits mélangés sans logique. J’ai fini par remplir mon chariot. Pause déjeuner dans un fast-food asiatique, pas trop mauvais, en observant la foule défiler dans la galerie. Ambiance pas très ragoûtante : visages boutonneux, corps mal habillés, regards vides. Quelques aborigènes au teint cireux et à l’allure perdue, et quelques rares visages asiatiques qui dénotent dans le tableau.

Enfin trouvé un chargeur de gaz qui accepte mes bouteilles. Il me les remplit, mais pas avant demain matin à 9h. Problème : je dois rendre la voiture à 9h30. Compliqué. Je suis donc passé prévenir le loueur : voiture prolongée jusqu’à 11h, aucun souci.

Détour par le sailing club. J’ai signé le registre, bu une bière, laissé un message pour John Peters, demandé l’autorisation d’échouer devant le club : accordé, avec les horaires de marée en bonus.

Passage au Fisherman Wharf pour tenter de trouver les cartes marines qu’il me manque. Rien pour la Thaïlande. On verra à Singapour. Ensuite, arrêt au consulat d’Indonésie. Pas très accueillants. La grosse dame derrière son bureau m’a expliqué, sans même se lever, que s’arrêter à Bali, même pour du gasoil, c’est non. Il faut voir avec les Coast Guards une fois sur place, et encore, sans garantie. Ambiance.

Retour à l’annexe, puis à bord. Déchargement, rangement. Une bière bien fraîche avec plein de glace, puis un whisky pour finir la journée. Pas terrible, le whisky. Mais bon, j’avais voulu faire des économies. Résultat : 3 euros gagnés, un palais sacrifié.

 

Vendredi 13 octobre

19h00

Mouillé à Fannie Bay, devant le Yacht Club. Verre de Bordeaux bien frais à la main – on the rock, version locale.

Encore une journée bien remplie. Passage matinal à la poste : toujours aucun fax en retour. Récupéré mes quatre bouteilles de gaz pleines, pile à l’heure. Puis direction le loueur pour rendre la voiture – sans encombres. Ensuite, retour à bord, lever l’ancre, cap sur la marina pour les pleins : gasoil et eau. Opération logistique rondement menée.

Au fil des conversations, je réalise que les gens ici se moquent éperdument du boycott de la France. Les gesticulations de Chirac n’intéressent personne. Ce qui capte l’attention, c’est le tour du monde. L’histoire. Le bateau. Ils écoutent. Ils posent des questions. Ils sourient. Ça change.

J’ai repéré le coin devant le club pour échouer demain matin. Marée favorable. Tout est prêt.

Et puis, j’ai beaucoup réfléchi en regardant le panneau d’annonces. Beaucoup de monde cherche à embarquer pour l’Indonésie. Si l’un d’eux venait frapper à la coque, je ne suis pas sûr de résister. Peut-être qu’un peu de compagnie ne ferait pas de mal.

 

Samedi 14 octobre

9h00

Nuit déplorable. Mouillage agité, secoué comme un prunier sous les grains qui se sont enchaînés toute la nuit. Résultat : sommeil haché, humeur pareil.

Décision prise au petit matin : pas question d’échouer aujourd’hui. Si le temps se remet à souffler comme cette nuit, je risque de talonner salement. Trop risqué.

J’ai quand même plongé pour inspecter la coque. Eau trouble, visibilité médiocre, mais j’ai vu l’essentiel : c’est sale, oui, mais pas dramatique. Et si je brosse, je flingue l’antifouling, donc pas forcément une bonne idée. Mieux vaut partir et laisser le reste aux poissons.

Décision actée : je quitte Darwin aujourd’hui. Levée d’ancre prévue dans l’après-midi, direction la baie de Francis pour l’avitaillement final.

Ce matin, mission douane et dernières courses – il en reste quatre à cocher sur la liste.

Ensuite, on y va. Let’s go.

13h30

Tout est payé. Dernier passage à la poste : fax de papa reçu. Dernières courses faites. Et passage final aux customs.

C’est là que j’ai appris qu’on ne rembourse pas la taxe sur le gasoil un samedi. Pas un dollar sur les 60 litres. Rien. 100 dollars dans le fion. J’ai hésité une minute. Puis j’ai tranché : tant pis, je pars.

Dernier contact radio avec les douanes, petit message d’adieu. Et puis cap sur Singapour. Vent dans le nez, ou pas de vent du tout. Mais courant favorable, au moins pour l’instant. Je ne sais pas ce qui m’attend, mais je suis content d’être reparti.

J’ai à peu près tout bouclé. Rien d’important oublié. Juste un petit regret : ne pas avoir pris le temps d’écrire une ou deux lettres avant de larguer les amarres. Trop tard. Ce sera pour l’escale suivante.

Départ simple. Mais vrai.

 

Dimanche 15 octobre

9h00

Nuit au moteur, pas un souffle. J’ai mis les voiles il y a une demi-heure : une petite brise de sud-ouest me déhale doucement, sans enthousiasme. Ce matin, je suis patraque. La gueule de bois classique des lendemains de départ. Mélange de fatigue, de vide et de flottement.

C’est sans doute la traversée la plus incertaine que j’ai entreprise jusque-là. Trop tard dans la saison. Très peu de garantie côté météo. Je ne sais pas vraiment où je mets les pieds – enfin, la coque.

Si au moins j’étais sûr de pouvoir faire escale à Bali pour refaire du gasoil, je serais plus serein. Pour l’instant, c’est juste un espoir. Flou.

10h30

Bonne petite brise, enfin. QSO avec Jean-Louis. Parti de Nouméa hier après-midi, lui aussi. Pas de vent de son côté. Mauvais présage pour la suite, sans doute. En tout cas, moi, j’ai au moins ça.

18h30

La brise a tenu toute l’après-midi. Mais elle mollit bien. Et j’ai l’impression d’avoir un courant de face. Résultat : pas glorieux côté milles.

Deuxième vacation avec Jean-Louis. Ça va pour lui, mais ce n’est pas rapide non plus. On est dans le même bain.

Moi, ce soir, c’est la solitude qui me pèse. Elle me rattrape. J’en ai marre d’être seul. J’ai besoin de voir Nick. De le retrouver. Pour l’instant, c’est le seul lien concret, le seul repère.

 

Lundi 16 octobre

7h00

Nuit au moteur. Arrêt au petit jour, vers 6h30. Ce matin, ça va presque. Envie de remettre un peu d’ordre à bord. Le bateau est un vrai merdier.

Petite brise qui se lève, bien serrée. Vacation radio avec Jean-Louis. Ils ont du vent, eux. Tant mieux. Mais ils ne savent pas encore ce qui les attend.

Cent mille de bouffés en 24h. J’espère avoir enfin un peu de courant pour moi. Mais je me fais peu d’illusions : il faudra sans doute refaire du gasoil à Bali. Pas le choix.

11h00

Toujours aussi chaud. Brise faible et refusante. Cap au 285 au lieu de 270. Pas idéal. J’ai eu Bernard à Penang à la radio. Ça passe bien.

J’ai rangé le pont et le carré, commencé à relire La Course du Monde de Knox-Johnston. Je l’avais déjà lu, mais ça vaut une deuxième passe. J’aime bien les Anglais. Ils se posent moins de questions. Ils naviguent. Point.

12h30

Knox, lui, il en bave dans les quarantièmes rugissants. Tempête sur tempête, froid, humidité, solitude. Ici, ce n’est pas tout à fait le même décor. Mer plate, petite brise de 5 nœuds, variant sans arrêt. Elle s’amuse à me faire abattre de 10 degrés toutes les heures. Je deviens barge. Je guette le manque à virer comme un maniaque.

Ce qui me manque vraiment : une girouette couplée au pilote. À la place, c’est moi qui fais le boulot, à coups de plus-plus, puis moins-moins, à regarder la flèche en haut du mât de misaine. Usant.

14h00

Plus rien. Le calme plat. C’est la mer qui rend fou. J’ai relancé le moteur.

17h00

Toujours pas d’air. Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit de sérieux. Tenté de me mettre à ma leçon de Thaï – raté. Tout va de travers. Je déprime.

 

Mardi 17 octobre

9h15

Mauvaise nuit. Moteur jusqu’à 2h du matin, puis une petite brise de nord-nord-ouest a daigné se lever – instable, irrégulière. Résultat : plusieurs manques à virer dans la nuit, et un sommeil en charpie.

Au lever du jour, changement de programme : la brise mollit, passe sud-ouest. On vire. Ça avance, mais sans panache.

Le GPS a bugué un moment. Écran vide. Extinction, rallumage… il repart. Rien de grave, mais bon, ce n’est pas le moment de perdre le cap. 100 milles dans les dernières 24h, dont la moitié au moteur. Bilan mitigé.

Je commence à m’inquiéter sérieusement de cette mer de Timor. J’ai peur de m’engluer dans les calmes et de me faire rattraper par la mousson de nord-ouest. J’ai de quoi aller jusqu’à Bali niveau gasoil, mais après… si je ne peux pas faire le plein à Benoa, ça devient compliqué.

Heureusement, La Course du Monde de Knox me fait du bien. Lui, c’était la tempête et la solitude glaciale. Moi, c’est la chaleur moite et les petits tracas techniques, mais dans un confort presque indécent en comparaison. Ça remet les idées à leur place.

Pas de Jean-Louis à la radio ce matin. Le silence est pesant.

11h15

Excellente vacation radio avec Pascal, Bati, Bernard et Roland. Nouveaux compagnons d’ondes. J’ai eu un peu de mal à accorder l’antenne au début, mais c’est passé. Bonne ambiance, échanges fluides. Et surtout : confirmation que l’arrêt à Benoa ne pose aucun problème. Livraison possible au mouillage, pas besoin de mettre pied à terre. Soulagement.

Un peu de vent ce matin. Le cap est bon. Pas rapide, mais ça avance.

12h45

Communiqué avec Hélène. Pour eux, tout va bien : bon vent, bonne mer. Moi, rien ne s’arrange. Brise minuscule, moyenne à 3 nœuds. Et surtout : une chaleur accablante.

Passé 11h, c’est devenu impossible de rester dehors. Trop chaud. L’air ne circule pas. Ça m’écrase, ça m’étouffe, et ça me rend complètement amorphe. Rien de vraiment productif depuis ce matin. Je traîne. Un peu de mots croisés. Un peu d’alcool. Juste ce qu’il faut pour occuper l’inutile.

Je règle les voiles, je reprends le cap. Le vent joue, hésite, se dérobe. Variations permanentes, en force et en direction. De quoi devenir fou à la longue.

Et puis toujours cette question qui tourne : pourquoi je n’ai pas reçu le fax de Marie-Dominique ? Mystère.

15h30

Pour le moment, c’est clairement la période la plus pénible de la traversée. Les après-midi s’étirent sans fin, comme englués dans la chaleur et le vide. Je me sens désœuvré, en manque de compagnie. Rien ne parvient vraiment à me sortir de cette torpeur.

J’ai craqué : remis le moteur. Ras-le-bol d’avancer à 2,5 nœuds sous une brise qui se moque. Ça ronronne, au moins ça avance.

20h00

La nuit est tombée sur un magnifique coucher de soleil. Mer d’huile. Pas un souffle d’air. Plus de 600 milles encore jusqu’à Bali, et j’ai déjà dû transvaser des bidons dans le réservoir. Pas rassurant.

Je tente de me convaincre que le vent finira bien par venir. Il faut y croire. Mais l’angoisse est là, sourde. Je n’ai pas envie de traîner dans cette mer trop calme, à surveiller le gasoil comme un banquier surveille ses billets.

Demain, cela fera quatre semaines que je suis seul, ou presque. Le temps file et s’étire à la fois.

J’ai lu un très bon polar cet après-midi. Un de ceux qui attrapent l’attention et la tiennent jusqu’à la dernière page. Heureusement. Ça a raccourci l’attente.

 

Mercredi 18 octobre

10h00

Encore une nuit au moteur. Pas un souffle. La pétole totale.

Croisé deux plateformes de forage très éclairées, quelque part entre veille et demi-sommeil. Présences fixes au milieu du néant.

Refait, pour la énième fois, les comptes de consommation et d’autonomie en gasoil. Mauvaise nouvelle : je consomme plus que prévu. Si ça continue comme ça, je n’aurai pas assez pour rejoindre Bali. Les pilot-charts annoncent du vent bientôt. Je veux bien les croire, mais pour l’instant, rien. Mer d’huile, silence moteur excepté.

Matinée besogneuse. Douche au seau, shampoing, ménage dans le carré. Tentative de remise en ordre du quotidien. Et je me suis remis aux Thaï. Mieux vaut s’y mettre le matin : dès 10h, la chaleur rend toute activité à l’intérieur insupportable.

22h30

Rien de plus monotone qu’un calme blanc. Même pas un reste de houle pour animer un peu le paysage. Pas un nuage. Juste le ciel, l’eau, et ce soleil fiché droit au-dessus, en haut du mât, comme une punition verticale.

Les trois quarts du jour, aucune ombre possible. La température est montée à 38°C à l’arrière. Une étuve.

Pas un souffle aujourd’hui. Rien. Silence d’air. Et le gasoil qui descend, bidon après bidon, sans espoir de ravitaillement anticipé. Le compteur tourne, mais pas les voiles.

J’en suis à mon deuxième polar de la journée. C’est tout ce que je peux faire pour tenir l’après-midi sans virer fou.

Depuis 20h, un petit souffle m’avait permis de couper le moteur. Espoir fragile. Il n’aura pas duré. À cette heure, plus rien. À nouveau l’immobilité. La mer dort. Et moi, je veille. À quoi bon, parfois.

 

Jeudi 19 octobre

8h00

Toujours rien. Pas un souffle. Et maintenant, en prime, ça roule. Une houle désordonnée, sans vent, qui fait battre les voiles comme des oriflammes fatigués. 35°C à l’ombre… à 8h du matin. Il reste 450 milles. Il faut que le vent vienne. Éole, s’il te plaît, une petite brise. Juste de quoi avancer.

Ce matin, vidange de cale moteur, contrôle des niveaux. L’inverseur fuit toujours. Je soupçonne le palier de sortie d’arbre – probablement plus étanche depuis un bon moment.

Hier soir, j’ai explosé. Littéralement. La brise infime de grand largue ne suffisait pas à gonfler les voiles. Elles battaient, claquaient, secouées par une mer qui ne voulait décidément pas dormir. Je me suis mis à gueuler. À insulter l’air, la mer, les voiles. À invectiver dans le vide.

J’ai même ouvert la pharmacie, comme un réflexe. Voir s’il restait un calmant quelconque, une pilule de repli. Rien. Je n’allais tout de même pas me piquer au Valium, non plus. Mais j’étais à deux doigts de le faire.

J’ai l’impression que je navigue depuis toujours sur cette mer sans vent. Une traversée sans fin. Les journées sont interminables, la chaleur étouffe tout, même les pensées. Impossible de me concentrer sur quoi que ce soit d’intellectuel. Je suis bon à lire des polars. C’est tout. Et encore, seulement pendant les heures « respirables » : entre 7h et 9h le matin, et à la tombée du jour. Le reste du temps, je végète.

Le frigo s’est arrêté cette nuit. Plus de gaz. Il va falloir que j’essaie de le faire tourner en 12 volts. Pas gagné, mais je vais tenter.

Je pense souvent à Jean-Louis et à Petit Nuage. Ils foncent droit vers cette mer sans vent, sans réserve de gasoil. S’ils n’ont pas mieux que moi, ils vont devenir fous.

18h00

Un petit vent s’est levé depuis quelques heures. Enfin. On avance. Lentement, mais on avance. Le problème, c’est qu’il joue encore. Il varie sans cesse, en direction comme en vitesse. Il me rend dingue. Je règle, je corrige, je re-règle. Et ça recommence.

Le frigo est définitivement à l’arrêt. Plus de gaz. Testé en 12 volts : rien. Il faudra s’en passer. Plus rien ne tient au frais, et la chaleur n’aide pas.

Vacation radio avec Didier. Pas de nouvelles de Jean-Louis directement, mais on a appris qu’il avait eu beaucoup de vent. Trop, même. 35 à 42 nœuds. Son pilote a cassé. Il fait demi-tour sur Nouméa.

Je regrette de ne pas avoir laissé un mot à Claude. Ce genre de choses qu’on remet à plus tard, et qui restent coincées dans la gorge après coup.

 

Vendredi 20 octobre

3h00

Petite brise de sud-est qui tient encore. Pas très vive, mais suffisante. J’ai dû abattre de 10 degrés pour laisser l’île de Seba à tribord. Du coup, je me retrouve presque vent arrière. Les voiles prennent mal, parfois elles claquent, parfois elles fatiguent. Mais malgré tout… quelle joie de pouvoir avancer à la voile. Ça fait du bien. Un vrai bien. À l’âme surtout.

7h20

Lever de soleil somptueux sur ma première île indonésienne. Raï Djva, à l’ouest-sud-ouest de Sabu. L’instant est simple, mais marquant.

Conversation avec Didier à la radio. Je lui ai demandé de transmettre ma position à Claude par téléphone, et de demander à Brigitte où elle a rangé le lexique indonésien. Je sens qu’il va m’être utile.

Petit vent mollasson, j’ai mis la misaine et le génois en ciseaux. On file à 3 nœuds. Croisé un bateau de pêche à environ un mille. Premier signe de vie humaine depuis un moment.

12h30

Matinée bien remplie : ménage général, du pont au carré. Ça fait du bien aussi.

Le spi est en place. Ça marche doucement. Vent faible, mais stable. 3 nœuds, parfois 3,5, rarement 4. C’est peu, mais c’est propre.

Et puis, j’ai confectionné un drapeau indonésien. Tissu rouge et blanc. Collants textiles très beaux. Petit bricolage de pavillon qui me relie à la suite du voyage. Geste simple, mais chargé.

 

Samedi 21 octobre

0h30

Un gros grain m’est tombé dessus sans prévenir. Arrivé en quelques minutes à peine. Le spi n’a pas tenu : éclaté. Le coup n’a duré qu’un quart d’heure, pas plus, mais suffisant pour faire des dégâts.

J’ai rentré tout ce qu’il restait du spi dans son sac, à la va-vite. Puis moteur, parce que derrière… pétole. Pas un souffle. J’ai fait des mots croisés en attendant de voir ce que ça allait donner.

7h30

Ce matin, tête dans le sac. Nuit agitée. Après le grain, le vent est resté assez puissant, au travers. Puis, vers 3h30, plus rien. De nouveau au moteur.

À 7h, j’ai relevé la position : 270 milles de Bali. Recalcul rapide des réserves de gasoil. Ça devrait passer, même au moteur, jusqu’à Bali. Mais j’espère encore toucher un peu de vent d’ici là. Il ne faudrait pas que la mer de Timor se transforme en désert définitif.

Ce grain, c’était un vrai baptême. Je m’y attendais, les instructions nautiques l’avaient annoncé, mais je ne pensais pas l’attraper si tôt. J’aurais dû affaler le spi pour la nuit. Je le savais. Mais pour une fois qu’on avançait à la voile… J’ai voulu y croire. Et puis, il devait déjà être bien fatigué. Le tissu n’a pas tenu trois minutes une fois le vent monté. Pourtant, ce n’était pas un ouragan : 30 à 35 nœuds, pas plus. Suffisant pour déchirer ce qui était déjà trop usé.

Le spi est dans son sac. Il faudra bien que je l’en sorte pour voir l’étendue des dégâts. Mais j’ai comme le sentiment qu’il ne s’en relèvera pas.

16h30

De retour à la voile depuis quelques heures. On avance, oui, un peu. Mais c’est très éprouvant pour les nerfs. Le vent joue sans arrêt : il change de cap, de force, parfois des deux en même temps. Une houle de travers vient compliquer le tout, faisant claquer les voiles comme des portes qu’on claque dans un couloir vide. Chaque coup sec, chaque battement inutile, me ronge un peu plus.

Encore un peu de ce traitement, et je suis bon pour l’asile.

Je suis patraque. Tenté de dormir, mais impossible. Trop chaud, trop tendu. Impossible aussi de me concentrer sur quoi que ce soit de sérieux. Le cerveau fond.

Par moments, je me surprends à repenser au bureau. Au calme étrange de cet enfer organisé : les millions de coups de fil de clients insupportables, les urgences permanentes, les dossiers impossibles, le chef en pétard. C’était absurde, mais structurant. Là, je suis seul, libre… et à deux doigts d’exploser.

Il faudrait que je me mette au yoga. Ou à la méditation. Ou à n’importe quoi qui m’empêche de parler aux voiles.

Et puis, l’arrivée à Bali me trotte en tête. La paperasse, les fonctionnaires, les formalités. J’ai peur de me retrouver face à une bureaucratie tropicale, lente, fermée, incompréhensible. Je ne suis pas certain d’avoir les armes pour affronter ça sereinement.

 

Dimanche 22 octobre

4h00

Presque à la même heure qu’hier : grain. Cette fois, je l’ai vu venir. Le radar m’a réveillé pendant que je dormais sur le pont. Mal de crâne tenace depuis la veille, qui n’a fait qu’empirer pendant la nuit. Et cette tâche sale et opaque, apparue à l’écran, avançait droit sur moi.

Affalé la misaine, rentré tout ce qui pouvait l’être. Matelas, duvets, oreillers au sec. Tous les panneaux fermés. J’étais prêt. Elle pouvait venir.

Et elle est venue. Un bon grain, mais bref. Rafales modérées. Quinze minutes plus tard, c’était fini. Pétole. Moteur. Et presque pas mouillé.

Tentative d’aspirine : la boîte a viré au brun, goût douteux, effet nul. Testé aussi le Doliprane : rien. La sensation s’aggrave, comme si l’enveloppe de mon cerveau poussait de l’intérieur pour éclater mon crâne.

Finalement, je tente les Efferalgan Codéine. Pas très académique, mais efficace : une demi-heure plus tard, le mal de tête décroît nettement. Je me sens vaseux, mais vivable.

9h00

Un nouveau grain à proximité. Il semble passer devant. Rien pour l’instant.

J’ai dormi jusqu’à 7h30, plus ou moins correctement. Mais le mal de tête reprend doucement. Et je dois me rendre à l’évidence : plus d’aspirine à bord. Et dire que j’ai hésité à en racheter à Darwin…

 

Lundi 23 octobre

11h00

Nuit éprouvante. Très petit temps de largue. Les voiles claquent de façon aléatoire, comme si quelqu’un s’amusait à me faire un supplice chinois à la goutte d’eau… sonore. C’est lent, c’est agaçant, mais on avançait tout de même. Moyenne : 3 nœuds.

J’ai fini par prendre un somnifère. Dormi pas mal, malgré une douzaine de réveils. Pour une nuit en mer, c’est presque du luxe.

À 7h15, j’ai remis le moteur en route. Les batteries étaient à plat et j’en avais assez du vacarme des voiles qui battent à vide. Le moteur, au moins, a le mérite de la monotonie.

Il ne reste plus que 72 milles jusqu’à Benoa. Un peu juste pour arriver aujourd’hui. Je vais ralentir, traîner un peu, pour faire mon entrée demain à l’aube. Ce sera plus simple. Plus propre.

Et puis… miracle de la radio : j’ai eu Pascal. Il m’attend à Benoa. Tout va être plus simple. Rien que de le savoir, ça change déjà l’ambiance à bord.

17h00

Bonne brise cet après-midi. Trop bonne, même. Je ne suis plus pressé, et là, je file à 4,5 nœuds. J’ai croisé un gros cargo qui est passé un peu trop près à mon goût.

Il me reste 35 milles avant Benoa. Si je continue à ce rythme, j’arrive en pleine nuit, et ce n’est pas bon. Trop de trafic, trop d’incertitudes. Je tergiverse. J’hésite à tout affaler pour ralentir, mais ce n’est jamais très agréable à faire volontairement. Et de toute façon, je doute de pouvoir dormir beaucoup cette nuit, vu la densité de la zone.

22h30

J’ai fini par affaler la dernière voile. Je ne supportais plus le supplice des retours aléatoires des epars. Chaque claquement est un coup dans la tête. Et justement, ma tête menace d’exploser.

Je dérive maintenant, sans bruit mais pas sans roulis. Et le mal de crâne ne passe pas. La mer remue. Et moi, je me prépare à passer une nuit blanche, à guetter les feux, à tenir.

Excellente séance de test de résistance. Involontaire, mais complète.

23h00

L’eau reflète les lumières, droit dans l’axe de l’étrave. Denpasar à l’horizon. Bali. La mythique.

J’ai remis le moteur en avant-lente. C’est ça ou le mal de crâne du bord de la dépression. Son ronron régulier me repose. Fini le clac-clac aléatoire des voiles, fini l’attente tendue du moindre souffle.

Il est vraiment temps que j’arrive. Cette traversée depuis Darwin – non, depuis Torres, en réalité – aura été la plus éprouvante depuis Lorient. Une traversée sur le fil, en permanence sous tension.

Pas de vent ou trop peu, une houle traîtresse, des grains imprévisibles, la chaleur accablante, et toujours ce doute sur le gasoil, sur l’autonomie, sur la suite. J’ai avancé avec la peur en veille permanente.

Je ne crois pas que ce soit la solitude qui m’ait pesé. Mais 35 jours sans parler à un ami, sans se confier, c’était nouveau. Une autre forme de vide. Silencieux, et long.

 

Mardi 24 octobre

4h10

Nuit blanche dans le Selat Badung. Le courant dans le nez, bien installé. Pas de vent. On avance au moteur, lentement, comme dans une coulée épaisse. Le jour commence à poindre, et ce n’est pas trop tôt. La nuit a été longue. Très longue.

5h30

Merveille : une petite brise de terre s’est levée, timide mais chargée de parfums végétaux. L’odeur d’Asie, la vraie. Humide, verte, pleine de vie. Ça me remonte. Après des semaines de sel et de gasoil, c’est presque une caresse.

7h00

Mouillage à Benoa. Pascal m’attendait. Il est venu me chercher en annexe à l’entrée du chenal. Premier visage ami depuis longtemps.

Petit déjeuner à deux, à terre. Simple, mais super sympa. Une arrivée comme on les aime : douce, sans drame, humaine.

 

Mercredi 25 octobre

Après l’enchantement de l’arrivée, les galères des formalités. J’ai passé la matinée à essayer d’obtenir l’autorisation de rester trois jours. Échec total.

Je suis revenu avec Pascal, qui a sorti tout son répertoire de baratineur professionnel. Pas mieux. Il faudra retourner demain à 9h. Espoir ténu, mais on s’accroche.

Le moral n’est pas très haut. Pour ne rien arranger, j’ai loué un scooter pour trois jours, alors que je n’ai même pas le droit d’aller en ville. Belle connerie.

J’ai croisé Jean-René, arrivé en même temps que moi. Lui non plus n’a pas de cruising permit. Ici, il faut bakchicher. 50 000 roupies pour rester une semaine. On va tenter le coup.

J’aimerais pouvoir profiter un peu de Bali. La ville que j’ai entrevue hier soir, en allant dîner avec Pascal, m’a donné envie. Lumières, agitation, sourires. Après 35 jours de mer, ce serait mérité.

 

Vendredi 27 octobre

11h00

Parti ce matin à l’aube. Plein de gasoil fait, pleins d’eau aussi. Tout est prêt.

La journée d’hier a été pénible, passée à essayer encore d’obtenir un visa temporaire de trois jours. Rien à faire. J’ai fini par trancher : je repars. Tant pis. Je reviendrai à Bali une autre fois, dans de meilleures conditions, et avec un vrai cruising permit.

Heureusement, la soirée d’hier a rattrapé un peu l’ambiance : dîner sympa avec Jean-René, Pascal et Philippine. Bons échanges, rires, détente. Ça faisait du bien.

Depuis 6h30 ce matin, je lutte contre le courant dans le Selat Badung. Il fait tout l’inverse de ce que j’avais prévu : au lieu de monter vers le nord à marée montante, il descend vers le sud. Résultat : je traîne à 1,5 nœud sur le fond, malgré une bonne brise de travers. Rien à faire, ça freine sec. C’est long.

 

Samedi 28 octobre

8h00

Nuit au moteur. Fatigante. Beaucoup de trafic, et l’alarme radar est inaudible quand le moteur tourne. J’ai fini par adopter un rythme de réveil toutes les vingt minutes pour faire un tour d’horizon. Pas l’idéal pour le repos, mais au moins, pas de surprise.

Depuis environ une heure, j’ai remis les voiles : foc en ciseaux et grand-voile. Ça avance à 3 nœuds. Pas de claquements désagréables, donc ça me va. Enfin un peu de silence.

Parti un vendredi, et toujours pas de vraie galère. C’est rare. Mais j’ai un argument en béton pour conjurer le sort : comme les autorités ne voulaient pas que je m’arrête à Bali, je ne suis en fait jamais arrivé. Donc, jamais reparti. Donc, pas concerné. Ce raisonnement m’a étonnamment rassuré.

Cela dit, j’ai vraiment hâte d’arriver à Singapour. Mais je sens que cette traversée ne sera ni courte ni paisible. Les signes sont là.

Et puis, j’espère vraiment que Christophe pourra me rejoindre à Singapour. Je vois mal comment gérer seul la traversée du détroit de Malacca. Trop dense, trop risqué, trop usant. À deux, ce serait autre chose.

 

Dimanche 29 octobre

16h00

Il fait beaucoup trop chaud pour faire quoi que ce soit d’un tant soit peu constructif. 38 °C dans la chambre de navigation. Impossible de penser, de lire sérieusement, encore moins d’écrire. Juste boire un peu d’arack bien frais. Plus pour longtemps d’ailleurs : le bloc de glace acheté à Bali est maintenant totalement fondu.

Je bouquine à l’ombre, somnole, me traîne. Pas de vent. Des bateaux un peu partout, dont quelques voiliers magnifiques avec d’immenses voiles bleues, presque immobiles, qui roulent bord sur bord comme dans un rêve au ralenti.

Le moteur, lui, a commencé à ralentir, puis à cracher une vilaine fumée noire. Lecture de la notice, consultation de la liste des incidents : manque d’air à l’admission. J’ai démonté un panneau de la cale moteur. Résultat : ça tourne, mais le bruit a doublé.

Je vais me replonger dans Conrad. Dans ces moments-là, il me fait du bien. Si je n’avais pas le moteur, je crois que mon état mental commencerait sérieusement à vaciller.

 

Lundi 30 octobre

7h00

Mis à la voile ce matin. Petite brise d’arrière qui me pousse gentiment à 3 nœuds. Rien d’exaltant, mais ça avance, et surtout en silence.

J’ai passé la nuit à l’avant, calé dans le foc. Pas très confortable, mais pratique pour scruter l’horizon tous les quarts d’heure. Peu de trafic cette nuit, ambiance tranquille. J’ai presque fait le tour de la pendule, mais ce n’est pas du sommeil profond. Du sommeil en pointillé, juste assez pour tenir.

Ce matin, opération coussin du carré. Nettoyage, puis couture. Ce n’est pas parfait, mais c’est plus net. Un peu d’ordre dans le chaos, ça fait toujours du bien.

 

Mardi 31 octobre

8h00

Remis le moteur à 1h du matin. Toujours pas de vent. Ce maudit temps de pétole semble vouloir durer jusqu’à la fin des temps. Je commence à saturer du ronron constant du diesel, de ces journées rythmées par le bruit du moteur et l’angoisse du niveau de gasoil.

Le réservoir se vide lentement mais sûrement. Et cette pensée tourne en boucle : vais-je avoir assez de carburant pour atteindre Singapour ? La peur de tomber en panne sèche à quelques milles du but est devenue la préoccupation numéro un.

Il reste encore 570 milles. Presque la moitié. Et moi, je tourne en rond. Comme le moteur.

Je viens de finir le bouquin de Marin-Marie. Ce passage où il traverse l’Atlantique au moteur, sur un bateau de la taille d’Ilboued, m’a parlé. Vraiment. Ça m’a redonné un peu de courage. Et, contre toute attente, une forme de sérénité.

 

Mercredi 1er novembre

5h15

Grosse merde cette nuit. J’ai tourné au moteur pendant 3 ou 4 heures… cap vers l’est. Sens contraire de la route. La cause : une fausse manip en connectant les batteries du démarreur, j’ai coupé le pilote par erreur. Et sans pilote, avec juste la grand-voile, Ilboued s’est naturellement mis bout au vent, cap 150, plein sud-est.

Résultat : de minuit à 3h du matin, j’ai probablement fait route inverse. Perdu 15 milles nets, soit 30 milles à refaire. Et, surtout, perdu 6 précieuses heures de gasoil. J’enrage contre moi-même. Je trouvais bien que le vent semblait toujours dans le nez. Si j’avais pris la peine de lever les yeux vers les étoiles… C’est fait. Et ce matin, j’aurais volontiers botté mon propre cul.

Pour couronner le tout : panne sèche. Moteur arrêté net.

Je connais précisément ce qu’il me reste : 100 L + 80 L + 65 L = 245 L. Avec une conso moyenne autour de 3 L/h, j’ai encore 81 heures de moteur, à 5 nœuds. Ça me donne 405 milles… sur le papier. Mais en comptant un peu de courant contraire, je table plutôt sur 360 milles utiles.

Il m’en reste 518 jusqu’à Singapour. Il va falloir trouver 158 milles de vent. Minimum.

Depuis la panne sèche, j’ai eu un peu de vent de sud-est, irrégulier, mais suffisant pour faire mes 3,5 nœuds. C’est déjà ça.

Hier après-midi, trop chaud. Je me suis offert un plongeon. Pas vraiment rafraîchissant – l’eau est chaude – mais bonne idée au final : j’ai découvert un gros bout de cordage enroulé autour de l’hélice. Ça devait bien me freiner. La coque est sale, surtout le tiers avant, couvert d’algues vertes.

J’ai aussi une petite diarrhée. Pris d’Ercefuryl hier, sur les conseils du médecin en papier. Mon alimentation n’est pas exemplaire, mais je m’efforce : oignons et chou tous les jours, deux œufs le matin, et un filet de citron vert dans l’arack. Ça tient.

Je me sens relativement en forme, étonnamment, après 40 jours de mer presque sans interruption. Mais je commence à saturer. La solitude commence à tourner un peu dans ma tête. Et je m’arrêterais bien un moment, juste pour respirer autre chose que le gasoil, le sel et moi-même.

15h00

Il y a des après-midi comme ça où on s’emmerde. Rien à faire, rien qui accroche. Pourtant, objectivement, j’ai des raisons d’être content.

Depuis ce matin, une petite brise s’est levée. Rien de fulgurant, mais suffisante pour me tirer à 3,5 nœuds. J’ai sorti l’artillerie : quatre voiles en service, focs en ciseaux, misaine et artimon. En grand large, ça se débrouille pas trop mal. La plupart du temps, les quatre voiles prennent un peu. Bien sûr, ça claque souvent, et chaque claquement me crispe. Mais avec 140 m² de toile dehors, ça finit par tirer.

Ce matin, j’ai enfin jeté un œil au spi, première inspection depuis son explosion. J’ai refermé le sac aussi sec. Une vraie sharpie. Ça ne ressemble plus à rien. À part, peut-être, à des shorts potentiels. À tailler dans le tas.

Côté distraction, c’est la panne sèche. Aucun bouquin qui m’accroche. Les jeux sur le PC m’ennuient. Je pourrais bosser sur la gazette, mais la chaleur me cloue. Juste bon à faire les mots croisés de Libé et siroter de l’arak à température ambiante.

Je suis à mi-route entre Bali et Singapour. Encore 487 milles. Si cette petite brise tient 24 heures encore, je suis sauvé. Mais selon les pilot-charts, plus on approche de Singapour, plus les calmes s’installent, avec des vents faibles et souvent contraires.

J’ai hâte d’arriver. Une hâte physique. Presque douloureuse. Pire qu’une envie de pisser.

C’est absurde de faire ces longues routes sans escale. Toute l’Indonésie, sans rien voir, sans rien vivre. À retenir pour la prochaine fois : un programme escaleux. Plus humain, plus dense.

Vu un long serpent nager à la surface. J’ai pris une photo, mais il était un peu loin. Et toujours ces voiliers de pêche, magnifiques, avec leurs grandes voiles bleu clair. Toujours trop loin pour une photo, ou même pour la caméra. Juste une image flottante, de plus.

 

Jeudi 2 novembre

4h15

C’est un vrai autoroute ici. Je viens de me faire doubler par deux maous sans klaxon ni appel de phare. Apparemment, ils assurent tous une veille attentive et ont même la courtoisie de se détourner légèrement pour moi. J’apprécie.

Remis le moteur en route à 2h du matin. Vent tombé, comme prévu. Je somnole par tranches de plus en plus courtes. Le sommeil devient un truc en miettes. Et je sens bien que ça ne va pas s’améliorer dans les jours à venir. Le détroit de Karimata s’ouvre devant moi comme une bouche de trafic. C’est le passage obligé de tous les cargos qui descendent ou remontent de Singapour.

J’ai passé un peu de temps à relire les documents du moteur. Et j’ai eu une révélation (tardive) : à partir des courbes de consommation, j’ai compris qu’il est beaucoup plus intéressant de faire tourner le moteur plus vite. Le rapport litres/mille devient bien plus favorable. Ça fait juste sept ans que j’aurais pu m’en rendre compte. Mieux vaut tard que jamais.

9h00

Remis les voiles depuis trois quarts d’heure. Mais comme hier, le vent est infime, erratique, tourne dans tous les sens. J’expérimente des nouvelles configurations de voilure, mais rien de concluant. Le tangon est trop court, ça claque, toujours ce foutu claquement aléatoire. Le supplice de la goutte d’eau, version voilier.

Je commence à flipper sérieusement. J’aimerais bien arriver à Singapour. Et entier, si possible.

Interrompu par une bonne vacation radio, enfin. Freddy, Roland, Bernard et François à l’écoute. Conseil collectif : je peux m’arrêter à Serutu pour refaire du gasoil. Reste le problème des roupies : je n’en ai plus. Apparemment, on peut troquer. Bonne nouvelle. Je vais faire l’inventaire de ce que je peux proposer contre 100 litres de gasoil. Pas sûr que mon stock de sardines suffise, mais on verra.

Du coup, j’ai coupé court aux expérimentations : remis le moteur. L’idée de Serutu me rassure un peu.

 

Vendredi 3 novembre

4h00

À moitié encalminé à quelques encablures de l’île de Serutu. J’attends que le jour se lève – en général autour de 6h. Pas la peine de tenter une manœuvre de débarquement de nuit, surtout que la lune est masquée.

Mis le bateau à sac pour retrouver ce foutu lexique indonésien. Introuvable. Pourtant je suis sûr de l’avoir vu à bord. Ou alors Brigitte est partie avec. Quelle connerie.

Un peu d’angoisse : si personne ne parle anglais sur cette île, comment je vais négocier mon carburant ? J’ai mes bidons, j’ai le mot "diesel" – qui doit bien être à peu près international. On va miser là-dessus.

Je pensais profiter de la pleine lune pour mouiller en douceur, ambiance romantique et phosphorescente, mais non. Disparue. Juste le noir et la chaleur. Il fait quasiment aussi chaud que de jour : 30°C à 4h du matin. Charmant.

16h00

Expérience intéressante. Et successful, comme disent nos amis anglo-saxons. Je me sens plus léger, même si le bateau, lui, s’est alourdi de 100 litres de gasoil.

La première impression n’était pourtant pas encourageante. Petit village de pêcheurs, planqué dans une baie d’eau claire et au fond corallien. J’ai intercepté un pêcheur qui passait près du bord, tenté ma chance avec un mélange improbable de japonais, chinois, thaï, anglais et bribes d’indonésien. Un vrai sabir maritime.

Résultat : incompréhension. Le mot que j’ai utilisé pour désigner le gasoil ne devait pas être le bon. L’homme m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas d’« oil » dans ce village. Déception. Je me voyais déjà contraint de repartir, condamné à livrer mes nerfs à la calmasse infinie.

Mais dernier espoir : la vacation radio. Bernard était à l’écoute. Par chance, c’est lui qui connaît cette île. Il me rassure, me donne surtout le mot magique : Solar. Le nom officiel du gasoil ici.

Revigoré, j’arme l’annexe et file au rivage. Accueil chaleureux. Discussion commerciale plus tard : mission accomplie.

Il a fallu expliquer la valeur des billets verts du grand frère américain. Pas si simple. Et pour que l’affaire se fasse, j’ai dû allonger deux fois la valeur du produit, au cours de Bali. Tout le village autour de moi, regardant les précieux bidons se remplir comme s’ils contenaient de l’or liquide.

Pour sceller l’accord commercial, j’ai sorti une poignée de pins EMDH. Leur éclat doré semblait suffire à inspirer confiance. On m’a demandé de prendre des photos. Une sorte de cérémonie.

Je suis reparti à bord avec deux jeunes Indonésiens curieux, qui ont visité Ilboued avec des yeux brillants. Très gentiment, ils ont réclamé un peu de ce qui, à leurs yeux, brillait à bord. J’ai cédé quelques cassettes audio, du vin rouge, des cigarettes. Ensuite, ils ont demandé des vêtements. Là, j’ai hésité : les bidons de gasoil m’avaient déjà coûté deux fois leur prix.

Mais j’ai fini par céder un tee-shirt de Tintin flambant neuf, en échange d’un bidon supplémentaire. Accordé. Marché conclu.

De retour au village, nouvelle séance photo. Mitraillage réciproque jusqu’au bout de la pellicule. Problème imprévu : ils ne savaient pas ouvrir la bouteille de vin. Le bouchon en liège semblait appartenir à un autre monde. Pressé de rentrer, j’ai tenté de leur expliquer, dans un mélange de cinq mots d’indonésien, un peu d’anglais, et même quelques bribes d’espagnol, qu’il fallait percer le bouchon doucement. Je crois qu’ils ont compris.

Parfois – et même souvent – deux mains bien disposées valent mieux qu’une langue unique.

Les adieux ont été simples et chaleureux. J’ai griffonné une adresse pour l’envoi des photos, eux aussi. Promis de revenir. La prochaine fois, avec plus de vocabulaire.

De retour à bord, j’étais soulagé. Et serein. J’avais désormais assez de gasoil pour rallier Singapour sans stress. Et donc une chance réelle de rejoindre Phuket avant le 22 novembre. L’anniversaire de Nick.

 

En sirotant une des dernières bières balinaises pour arroser ça, je suivais la vacation radio. Gentil contact avec Didier, depuis Nouméa. Quelques mots échangés, simples, mais qui font du bien.

Puis, départ tranquille. Le vent avait tourné sud-ouest, tout en douceur. Juste ce qu’il fallait.

J’ai mis les voiles au plus près, moteurs en appui sur une mer plate. Cap sur Singapour, dans les traves. L’horizon était clair, le cœur un peu plus aussi.

 

Samedi 4 novembre

Tiens, encore un départ un vendredi. Ça devient une habitude. Pas encore de répercussions sérieuses, si ce n’est le classique manque de vent. Mais ça, c’était dans les prévisions météo et dans mon intuition.

J’en ai passé du temps à compter : les litres, les heures, les milles, les consommations, les courants, les moyennes. De quoi faire un mémoire de maths appliquées. Tout ça pour m’assurer que j’arriverai à Singapour sans trop flirter avec la panne sèche.

Bon prince, mais con : j’aurais dû insister pour un cinquième bidon à Serutu. L’occasion était là, le T-shirt de Tintin avait bien marché, j’aurais pu troquer un short ou deux. Trop tard.

Ce matin, optimisme : j’hisse la misaine, j’envoie tout en l’air. Ça semble tenir. Une petite brise, pas mal du tout. Tintin, pour rester poli. Une demi-heure plus tard : vent tombé. Tout affalé, renvoyé la bourrique au moteur.

Encore 200 milles jusqu’à Singapour. J’ai commencé à étudier les cartes et les instructions nautiques. Ça ressemble à un sacré merdier. Je ne sais pas encore où je vais me lancer pour l’entrée. Mais il va falloir choisir vite.

 

Dimanche 5 novembre

15h30

Un bon mal de crâne toute la matinée, soigné à l’Effer-algan-codéine. Plus d’aspirine, le Doliprane ne me fait rien. Résultat : vaseux, mais content. Il ne me reste plus que 107 milles avant Singapour.

Ce matin, j’ai tenté quelques configurations de voile. Mauvaise idée. Ça n’a fait qu’empirer la migraine. Aucune vacation radio correcte, rien de bon à capter, ça n’aide pas le moral.

Cet après-midi, voile et moteur au bon plein. Ça tire bien. Je veux vraiment arriver demain. Je pourrais couper le moteur, laisser le vent faire, me traîner à 2,5 ou 3 nœuds… mais non. Trop tard pour jouer la patience.

Je commence à en avoir assez de cette navigation en territoire de pétole noire, et surtout des nuits à slalomer entre cargos. La tension est permanente, je suis sur le qui-vive.

18h30

Du chinois à la VHF, de plus en plus de navires autour de nous. Ça sent l’approche. J’ai l’impression que Nick n’est plus si loin. Et peut-être, avec un peu de chance… Christophe est là. Je l’espère.

 

Lundi 6 novembre

6h10

Sans doute le moment le plus angoissant de toute la traversée. Quand je dis que j’ai l’estomac noué, ce n’est pas une image : c’est un vrai nœud de cabestan. Le jour ne va pas tarder à se lever, dans une demi-heure environ, et je m’apprête à pénétrer dans le détroit de Singapour.

Des cargos partout, ça clignote, ça ronronne, ça remue. On dirait une ville à la dérive. Pour l’instant, j’ai un courant pour moi, mais rien n’est stable ici : c’est imprévisible. Côté gasoil, je devrais tenir, à condition de ne pas devoir lutter trop longtemps. Il me manque une carte de détail, évidemment.

Enfin, il reste un fond d’Arak, une Guinness bien chaude, et mon sang-froid. On fera avec.

8h10

Un bon Sumatera dans le nez pour m’accueillir. Il y avait longtemps que je n’avais pas goûté à ce genre de grain. Le dernier, c’était le fameux qui m’avait explosé le spi.

Le radar est mon seul vrai ami ce matin. Sans lui, je ne verrais guère plus loin que mes travers. C’est le rideau d’eau complet. Pas de panique, mais vigilance absolue. J’approche de la fin.

 

Dimanche 12 novembre

14h30

Après ce séjour aussi chaleureux que dispendieux à Singapour, j’ai repris la mer hier matin. Cap au nord, dans les détroits de Malacca. Pour le moment : pétole intégrale. Rien, pas un souffle. La mer est une flaque d’huile tiède.

À Singapour, quelques rencontres marquantes. Daniel et son Jeannot 44, Pascal et sa petite famille – dont Clément, un gentil blondinet, et Palo, 14 ans, un peu plus réservé. Guy et Hélène, aussi, sur leur gros bateau rouge en ferro-ciment, une masse au mouillage, impressionnante.

La dernière soirée fut mémorable. Daniel et moi avons été invités chez des Chinois qu’il avait aidés en les remorquant. Soirée bien arrosée. J’ai flashé sur une petite Chinoise, belle, vive… et manifestement intéressée. Mais l’action était interdite : on ne drague pas les invitées d’un sauvetage, surtout quand on est en compagnie.

Le lendemain, réveil brumeux, crâne en vrac. Stop à Pulau Penang à la nuit tombée, histoire de refaire surface, recharger le bonhomme.

Étrange, ces jeunes Chinoises de Singapour : aussi belles que glaciales. Pas un regard, pas un sourire en retour. On se croirait dans un musée de cire.

 

Lundi 13 novembre

10h30

Un peu crevé. Nuit blanche à guetter les lumières, à surveiller les cargos, à espérer un souffle de vent. Rien. Toutes mes manœuvres de voile se sont révélées parfaitement inutiles. Grand calme, grand énervement.

J’arrive enfin à l’embouchure de Port Klang. Le courant me tape dans le nez sur la fin, histoire de m’achever. Le moteur tourne, moi aussi.

16h

Arrivée un peu mouvementée au Yacht Club de Port Klang. Des locaux m’ont délogé d’un mouillage que je trouvais pourtant idéal. On m’a gentiment mais fermement suggéré d’aller voir ailleurs. J’ai déplacé le bateau un peu plus loin, pas tout à fait convaincu. Ambiance portuaire assez agitée, pas vraiment accueillante.

 

Jeudi 16 novembre

J’ai quitté Port Klang sans grand regret, un peu las de cette escale sans chaleur, ni humaine ni climatique. Direction le nord, encore.

 

Vendredi 17 novembre

Escale rapide à l’île de Penang. Mouillage sans histoire, quelques courses, une bière au soleil couchant, et l’envie de repartir vite. J’ai levé l’ancre le lendemain matin, sans traîner.

 

Lundi 20 – Mardi 21 novembre

Dernière ligne droite. Mer calme, chaleur moite, et ce mélange d’excitation et d’usure qui précède les arrivées. J’ai mouillé à Ao Chalong, au sud de Phuket, dans la matinée du 21, à 9h30. Traversée bouclée. Le bateau a tenu, moi aussi, plus ou moins.

 

Jeudi 23 novembre

Nick m’a rejoint. Retrouvailles. Joie simple de voir un visage familier. Fin de solitude. Fin de cette navigation longue, parfois éprouvante, souvent belle, jamais monotone.

 

Épilogue

De Nouméa à Phuket, en passant par Darwin, Bali, Singapour. Des nuits sans fin, des pétoles à rendre fou, quelques grains bien sentis, des rencontres précieuses, des visages oubliés, et des litres de gasoil comptés au quart près.

La mer m’a souvent mis à l’épreuve, mais elle m’a aussi laissé passer. Et ce matin, au mouillage, en sirotant un café tiède face à la baie, je me dis que ça valait le coup. Même si je suis fatigué. Même si je ne sais pas encore combien de temps je vais rester ici. C’est peut-être ça, arriver : ne plus avoir besoin de se dépêcher.

Fin du bord. Fin de la route. Pour cette fois.