L'Esprit d'Ilboued
A priori, et avant Ilboued bien sûr, je ne courais pas après les croisières sur des bateaux avec propriétaires à bord. Il y a bien des contre-exemples heureusement, mais je connais beaucoup d'histoires où un maniaque, se sentant un droit spécial sur l'équipage et bien sûr intouchable, a réussi à briser une ambiance avec une facilité déconcertante et à rendre la vie commune, sinon impossible, du moins pénible et désagréable pour tous.
Ilboued doit sécréter un fluide magique. Nous, les propriétaires, avons un tas de défauts et de manies, mais nos équipiers reviennent généralement et en redemandent ! Sur les 83 personnes comptabilisées sur le livre de bord qui étaient venues au gré des week-ends et vacances la première année (du 12 mai au 31 décembre 1988), la plupart ont récidivé, et des nouveaux se sont aussi inscrits depuis pour tester le bateau. Encore plus étonnant, en général, lorsque la fin de la balade ou de la croisière arrive, on perçoit un léger flottement, une sorte de regret que ce soit déjà fini. Mais finalement, ce sont peut-être simplement les Parisiens qui pensent avec mélancolie à la longue route et aux bouchons qui les attendent, et les soucis quotidiens qui réapparaissent peu à peu pour tout le monde.
Les Petites Manies des Propriétaires
Et pourtant, en y réfléchissant, nous devons être parfois pénibles, nous les propriétaires skippers. Ce qu'on pourrait nous reprocher d'abord, et on le fait d'ailleurs, c'est de ne quasiment rien dire à bord. Lorsque nous sommes deux ou trois présents pour la balade, et cela arrive quand même très souvent, la répartition des tâches se fait automatiquement. Nous avons trop l'habitude de naviguer ensemble et la complicité qui nous lie entre nous et avec le bateau est trop forte. Alors, sans que rien ne soit dit, le moteur démarre, les amarres sont larguées, les voiles hissées, et un petit coup de muscadet servi au passage de la citadelle. Je réalise que pour un étranger à notre groupe, il faut du temps, et ce n'est pas évident, pour entrer dans ces rites et pour trouver sa place.
Il est arrivé quelquefois que nous soyons tous les quatre propriétaires ensemble. Alors là, c'est la grande fantaisie. Chacun fait un peu de navigation en passant, la route à suivre se décide au fur et à mesure selon celui qui regarde la carte, personne ne tient le livre de bord, pensant que l'autre le fait... c'est un peu la zigzagodromie. Le cap fixé par Christophe est changé par Bruno lorsque l'un part faire la sieste et l'autre sort le nez de ses mots croisés. Mais il doit exister un dieu pour les copropriétaires navigateurs, car pour l'instant, nous sommes toujours arrivés sans encombres.
Nous avons aussi chacun nos petites manies. Bruno ne supporte pas que les couchettes du carré soient encombrées de sacs, pulls et joyeux désordre qui s'installe au gré de la croisière. Alors, de temps en temps, il en fait la remarque sans se préoccuper par ailleurs de l'incroyable bordel qui règne dans la cabine avant où sont stockées ses affaires, et qui le dérange beaucoup moins. Dominique, lui, souffre silencieusement la plupart du temps de voir le pont encombré. En général, par beau temps, lorsque commencent à sortir le transat, la table de pique-nique, la radio et divers accessoires, il ne dit rien et supporte vaillamment cet état des choses jusqu'à ce qu'il se cogne les doigts de pied dans un objet dont la présence sur le pont n'est pas vraiment indispensable à la navigation, et alors là, il commence à manifester son agacement.
Christophe serait lui plus maniaque sur l'état de la table à cartes, en général justement recouverte de cartes dépliées dans tous les sens, livre de bord et almanach du marin breton, qui cachent compas, crayon et rapporteur breton. Au premier coup de gite, une partie de ces objets tombent à terre, découvrant le dernier Libé et un cendrier à moitié plein. Alors patiemment, il tente de trier et de séparer l'utile du superflu.
Quant à moi, quoique presque parfaite bien sûr, j'aurais assez tendance à veiller jalousement sur tout ce qui tourne autour de la cuisine, ne pouvant m'empêcher de ranger dès que trois verres et un couteau sont sortis. Il faut dire que j'ai vu des équipiers gentiment faire cuire des pâtes, et laisser la boîte de sauce tomate en équilibre sur un tas de vaisselle artistiquement empilée pour se faire un peu de place. Il faut dire que je connais par cœur mes copropriétaires, et sais deviner l'instant fatidique où le café au lait terminé, la petite clope roulée, on plaisante trois minutes, et hop, le moteur démarre, le corps mort est largué, et adieu le petit abri tranquille, on se lance dans la mer houleuse. Et dommage si quelques bols traînent encore sur la table ou si quelque bouteille d'huile non fermée bien sûr n'est pas rangée ! Mais j'admets que tous ces petits réflexes peuvent être légèrement agaçants pour d’autres...