Le 2 mai 1988, ce fut la mise à l'eau !! Quel événement !! Boudé cependant par la foule qui devait sans doute vaquer à ses occupations... La coque d'Ilboued flambant neuve fut chargée sur une remorque pour parader autour du hangar, et arriver près de l'eau, puis elle fut soulevée par une grue tandis que s'activaient comme des mouches quelques ouvriers pour mettre la dérive en place (il était temps !), Bruno et moi avec nos pinceaux pour faire les dernières retouches d'antifouling, la marraine Sri qui attendait le moment propice pour fracasser une bouteille sur la coque. Enfin la grue pivota, la coque descendit peu à peu, frôla l'eau, Sri empoigna la bouteille d'un geste ferme et la balança sur la coque. Rien. Une deuxième, troisième... huitième fois... rien !! Alors, la prenant par le goulot, elle choisit un coin aux bords saillants sur l'étrave pour briser cette récalcitrante. Et enfin le bateau put toucher l'eau et se trouver dans son élément. Champagne !!! (toute cette scène a été filmée et est finalement assez comique).
Encore quelques petites galères avant le départ, par exemple, le câble provisoire utilisé pour retenir la dérive avant la fixation du palan définitif casse. Il fallut regruter, remonter la dérive, et remettre à l'eau... Par exemple, les drosses du gouvernail n'étaient toujours pas installées, le moteur non testé, la capote non livrée et l'inspection maritime devait faire une ultime visite... Ils sont passés trois jours avant le jour J, nous donnant les papiers nécessaires et l'autorisation de naviguer sous condition de derniers petits points à voir, établir la courbe de déviation magnétique du compas, doubler les colliers sur toutes les tuyauteries et je ne sais plus quoi... Le moteur démarra deux jours avant le jour J, sans problème apparent, ce qui était de bon augure, les drosses du gouvernail furent installées la veille du jour J, et la capote livrée malheureusement non conforme au plan, elle recouvrait tout le roof arrière. Notre malheureux capotier travailla toute la nuit pour rectifier son ouvrage et pouvoir être payé avant notre départ.
Il fallut en même temps faire venir un camion citerne pour faire le plein de fuel, faire venir le service des eaux pour ouvrir la vanne sur le quai et faire le plein d'eau, en priant le ciel que toutes les tuyauteries soient correctement fixées !! A 17h 55, la veille de l'Ascension il fallut courir au service des douanes (qui fermait à 18h) pour chercher l'acte de francisation du bateau, deuxième papier indispensable pour naviguer, Richeux réalisateur de la coque et donc constructeur selon la loi nous ayant donné tous les certificats nécessaires en échange d'un gros chèque... Et le Jeudi 12 Mai arrivèrent les premiers équipiers d'une longue série. Bruno, Dominique et moi étions à bord pour accueillir Annick, mes parents Paul et Colette, Sri et sa famille, Antoine, Gaëlle, etc, etc. et à 15h10, horaire des marées oblige, ce fut le premier DEPART. Traversée de la Bretagne en deux grands week-ends, par les canaux, instants magiques, rives fleuries, bonjour aux éclusières, pêche, tests du moteur, premières manoeuvres, apéro pour les papas, tricotage pour les mamans, ce fut super sympa, c'est irracontable et inoubliable pour ceux qui ont participé, les premières nuits à bord, la découverte du bateau et de tous ses recoins, la découverte d'une région à un rythme tranquille, des noms qui restent marqués quelque part (dans le livre de bord entre autres): Dinan, Evron, Tinténiac, Rennes, Messac, Beslé, Redon, La Roche-Bernard... Un seul petit incident inaugura lui aussi une longue série d'incidents, lorsque le panneau digital de commande du moteur s'est mis en panne, et donc en particulier, nous n'avions plus de démarreur !! Ce fut réparé dans la semaine d'une manière provisoire qui dure encore, et bien mécanique.
Déjà le bateau tout neuf et sans mâts avait un look spécial qui attirait les curieux et à Sauzon nous eûmes la visite, première d'une longue série également, de la douane... Et Ilboued finalement arriva à Lorient, par un petit temps de crachin, croisant le Belem toutes voiles dehors dans la rade, quelle arrivée ! Nous prîmes rendez-vous avec Victor pour mâter (garnir le batiment de mâts, définition Larousse) notre fier navire le plus vite possible. Ce fut le 17 Juin.
Entretemps, nous avions trouvé un charpentier en retraite qui finit de poser la lisse autour du pavois, un des points non rayé sur notre liste. Nous pûmes alors fixer winches et barres d'écoute. Il fallait aussi faire un grand ménage dans les fonds, car dans la précipitation du départ le plancher avait été terminé et ajusté comme un puzzle de précision sans que toute la sciure, les bouts de fils électrique, copeaux, morceaux de planche, clous, vis et mégots ne soient complètement nettoyés. Dans le fond du port de pêche, en face de l'atelier de Victor, Ilboued fut mâté un Vendredi soir, grand mât derrière, petit mât devant, merde, ils se sont plantés et ont inversé les semelles de mât, on les change, ça y est, c'est bon, les mâts furent dressés par une grue, posés à leur place, attachés entre eux par un marocain, les étais, haubans, galhaubans furent réglés au petit poil. Le lendemain encore un peu de bricolage, certains ridoirs butent dans la lisse qu'il faut entailler et limer pour que les haubans puissent être tendus bien raides, il faut monter tout l'accastillage, hale-haut, hale-bas, baume, pic pour la misaine, tester les feux et tous nos engins électroniques.
Mais les premiers essais sous voile ont lieu le 19 Juin, ronds dans l'eau, et réglages. Bruno, Dominique et Victor à bord pavoisent devant le quai pour les photos. Ilboued est devenu une goëlette. Et vous pensez que c'est fini ? Pauvres naïfs !! Il restait d'abord, et c'est normal quelques factures à payer et les comptes à faire, puisque nous voulions clore le compte "réalisation", et ouvrir le compte "navigation", mais ce n'était pas si simple. Ensuite, on ne dit pas fontaine, je ne boirai plus de ton eau. On ne part pas d'un chantier en lui disant adieu... Je passe sur les divers petits problèmes et réparations (pas toujours petites) qu'a connu le moteur par exemple, rodage et fausses manoeuvres. Par contre une chose qui semble solide, qui doit être fiable sur un bateau neuf, c'est le pont. Ilboued a un pont en teck (exactement iroko, teck africain). Ce pont est superbe. Les lattes de teck sont pratiques, décoratives et collées avec du xxx (méfions nous des procès en diffamation) à une structure solide en bois plastifié. Au bout de quelques mois le pont prenait une jolie couleur un peu patinée, nous naviguions presque tous les week-ends, et entre deux, avions fait appel aux services de Guerd, charpentier de marine, pour faire réaliser quelques travaux complémentaires mais qui se révélaient assez indispensables, un banc à l'arrière à la place où l'équipage se regroupe généralement, un tabouret pour le barreur, ainsi qu'un porte-bouteilles-porte-verres pour lui permettre de siroter son apéro tranquille, également un porte-bouteilles-porte-verres pour la table du carré, même motif, même munition pour tout le monde, une marche pour sortir de la cabine avant, un banc rabattable devant la table à cartes, un cadre pour encadrer quelques gravures de Gauguin dont nous sommes tous des fans et égayer le carré... bref des petits riens qui rendent la vie tellement plus confortable.
Et les lattes du pont commencèrent à se décoller, et le xxx se déchirait doucement. Oh ce n'était pas grave en soit, ça ne génait pas vraiment la navigation, mais ça n'était pas très beau, à terme peut-être que ça pouvait dégénérer, et puis merde quoi, le bateau était neuf et méritait un pont digne de lui. Le contremaître de chez Labbé venu de St-Malo pour voir de quoi il retournait renonça à réparer sur place et nous proposa de ramener le bateau à St-Malo, pour pouvoir refaire tout ça proprement, à la date qui nous arrangeait pendant l'hiver, aux frais du chantier bien sûr, sous réserve que nous réglions auparavant les quelques factures restées en souffrance chez eux, (sorte de garantie, vu de notre coté), dont bien sûr celle du lest dans les ailerons... Nous avons accepté, c'était de bonne guerre, nous amènerons le bateau cet hiver et allons régler nos dettes.
En fait, nous avons beaucoup navigué en 1988, nous étions même à bord le 31 Décembre, histoire de réveillonner aux Glénan, en étrennant un magnifique poêle à pétrole, car il faisait frisquet, du foie gras, du saumon, du champagne, des chocolats, tout ce qu'il fallait, nous avions juste oublié le pétrole pour le poêle... Je viens d'entendre à la radio "les gens qui écrivent ont quelque chose qui ne va pas dans la tête, sinon ils n'écriraient pas" Est-ce bien normal ?
Bref, en Février 1988, nous nous décidons à partir pour St-Malo, avec une cargaison de pétrole, de pulls, un équipage plein d'enthousiasme, naviguer en Bretagne en hiver, c'est magnifique, le temps était froid, sec, mais beau, et la météo en grève. Des petites escales sympas, le raz de Sein, le chenal du Four, la boucle se bouclait... Puis le temps s'est gâté, la météo s'est remise à diffuser ses bulletins, avis de grand frais, avis de coup de vent, on s'est arrêté à Roscoff, histoire de laisser les éléments se calmer... Ilboued fut soigneusement amarré au fond du port, le capitaine du port nous a promis de veiller dessus, et il a dû souvent le pauvre venir régler les amarres, déplacer les pare-battages, et répondre à nos coups de téléphone angoissés; nous sommes revenus quinze jours plus tard avec un nouvel équipage pour finir le voyage, une arrivée à St-Malo au petit matin, un salut de près et mémorable au Grand Jardin, un petit tour à Jersey au passage, histoire de faire connaître le bateau à un beau-frère qui voudrait bien nous le louer cet été, et retour au chantier et à de déjà vieux souvenirs...
Mais le chantier était en discussion avec les fabricants de xxx, était-ce un défaut de fabrication, était-ce un défaut de main d'oeuvre ? Mais le chantier avait aussi un travail énorme à ce moment là. Bref, le temps passait, le printemps arrivait, et rien ne se passait. Finalement, nous sommes revenus chercher Ilboued, déjà en manque de notre bateau, avec son pont toujours décollé à la veille des grands week-ends du mois de Mai, nous le ramènerons à l'automne, et cap sur le port d'attache... Le départ fut assez laborieux, St-Malo était noyé dans une brume à couper au couteau, sans doute pour nous retenir encore un peu, et ce n'est que vers 16 heures que nous avons pu démarrer, avec de nouveaux équipiers, des haltes dans de petites criques sympas, des fêtes sur le chemin, les abers, la baie de Douarnenez, les régates avec le Trébez.
Navigations de l'été. L'automne 1989 ne fut pas tellement génial côté météo et je ne sais si vous vous souvenez des grandes tempêtes de l'hiver qui ont secoué la France entière, abattant les arbres et arrachant les tuiles... Ce ne fut qu'au mois d'Avril 1990 que nous trouvâmes une météo plus favorable, et un peu de temps libre pour reprendre la mer vers St-Malo, la route, nous connaissions. Et avec encore et toujours de nouveaux équipiers enthousiastes, et en prenant notre temps puisque le chantier pour cause de maladies ne pouvait rien commencer avant le 15 Mai, nous sommes remontés vers la Bretagne Nord. Encore de nouvelles haltes, de nouvelles images dans la tête, des rires, des fêtes, des moments entre parenthèses, l'île aux Moutons où des quantités d'oiseaux nichaient dans les rochers, la remontée de l'Odet, bouquets de rhododendrons, Pen-Duick et coucher de soleil, la visite de l'île de Sein, dauphins, menhirs et huîtres (je vous les conseille), la rade de Brest, vol de l'annexe et galères, l'Aber-Wrach, passage des Flammands et ronds dans l'eau, Roscoff, ballades et Ilboued sous les cocotiers, Perros-Guirec, Bruno speedé et petite visite d'Etienne, l'île de Bréhat, re-Bruno speedé et re-petite visite d'Etienne, et Saint Malo, re-chantier, voyage de retour vers Paris dans la foulée...
Le bateau, c'est promis sera prêt pour début Juillet, nous réglons nos dettes, trouvons un accord pour couper en trois la toujours en suspens facture du lest qui gâchait nos relations avec les chantiers, tout baignait, et c'est confiants que Bruno et moi préparons une petite ballade en Irlande pour le mois de Juillet, Dominique et Christophe navigueront en Août. Notre équipage est convoqué pour le 8 Juillet pour un petit carénage avant la remise à l'eau finale... Mais.... mais le 4 Juillet (fête Nationale américaine), nous apprenons que rien ne va plus, que le pont a été démonté, poncé, refait, mais le xxx fait des bulles, et il faut tout recommencer, les experts sont passés, le chantier devrait recevoir du xxx à la fin de la semaine et le bateau devrait être prêt à la fin de la semaine suivante... Nous prévenons alors l'équipage de retarder un peu son arrivée, restons au bureau une semaine supplémentaire, et finalement passons au chantier au jour dit. Hélas... hélas, le xxx faisait toujours des bulles, le pont était à nu. Nous sommes restés quelques jours gratter les berniques sous la coque, puisqu'il fallait de toutes manières faire ce petit carénage, démonter le safran, avec certaines difficultés dirai-je sans plus de commentaires, la barre était devenue vraiment très dure, il fallait regarder de près ce qu'on pouvait faire; et en fait ce sont les bagues de téflon qui maintiennent l'axe de la barre dans son guide qui avaient serré. Nous les avons fait réaléser, et depuis Ilboued se barre avec le petit doigt, et surtout, nous pouvons à nouveau utiliser le pilote automatique.
La dérive aussi, c'était l'idée fixe de Christophe, a été démontée, grattée, repeinte et remontée correctement. Nous avions fait contre mauvaise fortune bon coeur, et troqué nos rêves d'Irlande en aventures autour de la Bretagne. Nous connaissions la route, mais c'est tellement joli, il y avait encore des tas de coins à voir, et le temps était superbe... Après quelques jours de ballade sur Diwall, le bateau d'Yves-Marie, Molène et Ouessant, goémoniers et cimetière de bateaux, nous avons repris contact avec le chantier. Le pont n'était toujours pas refait, il y avait toujours des problèmes de bulles, mais un nouveau produit super xxx devait arriver, le temps de le mettre, laisser sécher quatre jours, poncer, le bateau devrait être prêt dans le courant de la semaine suivante. Les vacances se rétrécissaient comme une peau de chagrin, nous avons carrément annulé les rendez-vous avec nos équipiers toujours sur le pied de guerre, et sommes revenus à St-Malo, assister à la phase finale du ponçage du pont, sortir le bateau du hangar, enfiler nos vieux jeans et tee-shirts pour mettre l'antifouling, accompagnés de deux équipiers de choc, Tugdu et Alain qui n’avaient pas voulu nous laisser tomber dans le malheur, Bruno avait préparé de splendides nouvelles lettres pour coller le nom du bateau sur la coque.
Nos vacances se terminaient le 28 Juillet. Le 27, la grue était là pour mettre Ilboued pimpant et refait à neuf à l'eau, le mâter (garnir de mâts), il fallait tout rebrancher, tout regréer, entre deux passer l'écluse pour avoir une chance de pouvoir faire un petit rond dans l'eau quand tout serait prêt. Bref, vers 17 heures un petit tour vers Saint-Briac pour tester le nouveau pont et fêter la fin des travaux, et nous rendre complètement frustrés d'Ilboued pour la fin des vacances... Mais on ne dit pas fontaine, je ne boirai plus de ton eau... L'avenir nous dira combien de fois le trajet Lorient Saint Malo sera encore consigné dans le livre de bord !!
La morale de toute cette histoire ? Il y en a en fait plusieurs... C'est d'abord qu'Ilboued est notre bateau, nous y sommes attachés, nous l'avons quasiment fait, nous connaissons ses points faibles, nous adorons naviguer avec, nous y sommes bien. Les options prises pour la conception ont été réfléchies, voulues, le pavois qui laisse un pont dégagé et une place extraordinaire, et chacun a loisir de s'isoler, s'allonger, bouquiner, et en général se regrouper autour du barreur à l'heure de l'apéro; le gréement goélette est souple, joli, élégant, et nous donne un petit air original. La misaine nous a causé quelques soucis parfois, un peu dure à affaler quand on attend un peu trop tard, et que le vent forcit, mais quel plaisir de la hisser par petit temps! L'option dériveur est géniale, petites criques, petites plages, nous avons dormi dans des endroits où peu de bateaux sont allés. Bien sûr, Ilboued n'est pas une bête de régate, mais ce n'était pas à l'origine, et ce n'est pas dans nos préoccupations. Bon, bien sûr aussi nous n'aimons pas non plus nous faire gratter en mer, et le barreur équipier qui réussit à remonter un autre bateau peut gagner si l'humeur est belle une cassette de Georges Manset en cas de réussite.
Ilboued, c'est un bateau où nous vivons, où il se passe plein de choses, c'est un bateau pour y vivre. Une deuxième remarque, c'est qu'un bateau, c'est un souci constant, souci financier d'abord, ça coûte très très cher un bateau finalement, souci matériel, il y a toujours quelque chose à démonter, bricoler, graisser, qu'il faudrait changer, de manière plus ou moins urgente, plus ou moins vitale, et nos récentes semaines chantier à Saint Malo n'ont pas suffi à épuiser la liste des choses à voir et à revoir; enfin, un bateau, c'est un souci tout court, quand la météo fraîchit trop, que nous savons Ilboued en ballade, nous aimons bien avoir des nouvelles assez vite, des copains, et du bateau. Quand ces derniers hivers, les ouragans et tempêtes ont déferlé sur la Bretagne, heureusement que nous avions des correspondants sur place pour visiter le bateau, nous aurions du dévaliser les rayons de calmants des pharmacies... Et enfin, je dirai qu'avoir un bateau à plusieurs, c'est d'abord la porte ouverte à l'imprévu et à l'imprévisible et c'est une très belle aventure. Bien sûr c’est quelquefois soucis et discussions, quelquefois malentendus et moments de tension, mais c’est tellement de bons souvenirs, de choses partagées qu’on oublie vite les petites disputes pour ne se rappeler que des moments sympas, fous-rires et aventures partagées.