D'abord, la route du petit matin, souvent glauque, où nous écoutions avec attention les conseils de Michel le jardinier sur France Inter, tandis que le jour grisâtre se levait peu à peu. Puis, la découverte de la Bretagne intérieure, trop peu connue et tellement riche en vieilles églises aux clochers extraordinaires, en vieux calvaires, mégalithes et lieux mystérieux aux noms évocateurs. À chaque fois, nous variions notre route pour découvrir de nouveaux sites. Et bien sûr, l'excitation de voir le bateau prendre forme. Tôle par tôle, membrure par membrure, il s'est peu à peu profilé et transformé. D'abord à l'envers, il n'était qu'une ossature métallique. Puis, retourné, il s'est petit à petit habillé, à l'extérieur de tôles soudées, à l'intérieur de renforts, bouts de cloisons, excroissances, chacun destiné à un rôle bien précis. Bon, d'accord, la silhouette était un peu déconcertante. Encore aujourd'hui, Ilboued a un look un peu spécial. Sans gréement, sans pont, avec une coque très haute puisque le pavois y est intégré, on peut admettre que son profil pouvait interroger ses futurs admirateurs.
Puis, courant 1987, la coque inachevée changea de résidence pour aller s'abriter sous un hangar dans le chantier Labbé. Notre tâche s'en trouva légèrement compliquée, car il fallait maintenant gérer des rendez-vous avec les deux chantiers, parcourir Saint-Malo dans tous les sens pour tenter de voir l'un, discuter d'un nouveau point de détail, essayer d'être là quand l'autre passerait. Un vrai petit jeu de cache-cache. Plus le bateau prenait forme, plus tout se compliquait. Le retard d'une opération pénalisait la suite, une foultitude de petits détails à surveiller apparaissait au fur et à mesure. Mais en même temps, quel plaisir de voir Ilboued devenir palpable, réel... Car ce serait Ilboued. À un certain moment, le problème du nom du bateau était revenu à l'ordre du jour, entre le couvercle des WC et les coussins du carré, puisque nous devions aussi songer aux démarches administratives, demander l'homologation des affaires maritimes pour pouvoir naviguer, le bateau étant un prototype, il fallait le déclarer. En fait, nous avions déjà commencé ce processus depuis un moment, une première visite avait eu lieu chez Richeux et nous avait obligés à faire aplatir de quelques centimètres le nez du bateau, car il mesurait 12,03 mètres de longueur ! Pour le nom, après diverses suggestions, Christophe par télex proposait Edgar P. Jacobs en hommage à ce grand homme qui venait de disparaître. Nous recherchâmes un nom féminin, puisque c'est une goélette. Il y eut des noms mythologiques, des noms thaïlandais, des noms d'oiseaux, mais aucun consensus, et il y avait toujours Ilboued. Alors, ce fut Ilboued.
L'automne 1987 fut celui de l'ouragan qui ravagea la Bretagne. Le paysage de nos balades changea brutalement, les arbres décapités semblaient regarder tristement les souches déracinées à leurs pieds. Les toits des maisons s'émaillaient de grosses tâches vertes ou bleues suivant la couleur des bâches utilisées pour couvrir les trous laissés par les tuiles et les ardoises envolées. Le souvenir d'une nuit de folie restera encore visible pendant longtemps. Dans les ports, ce fut le carnage : les bateaux drossés à la côte, coulés, démâtés, cognés les uns contre les autres, les pontons arrachés. Cela a représenté une surcharge énorme pour les chantiers, à parer au plus pressé, colmater des brèches et sauver des bateaux en perdition. Et accessoirement, Ilboued se trouva un peu relégué au second rang des priorités, et les choses piétinaient un peu ! Nous nous rendions aux chantiers, désabusés, je te parie que le guindeau ne sera pas posé, à mon avis ce n'est pas encore ce coup-ci qu'on verra la dérive... Mais les choses avançaient quand même petit à petit, de temps en temps des bonnes surprises, tiens, le safran est en place ; de nouveaux petits détails à voir, il faudra faire meuler les cadènes, sinon on ne pourra pas fixer les ridoirs pour les haubans, des marchandages à n'en plus finir, par exemple pour la lisse du pavois, initialement non prévue sous les barres d'écoute, puis après réalisation, nous avons changé d'avis et demandé un devis pour la compléter... et discuté le devis... À l'intérieur aussi, les choses prenaient forme. Avec beaucoup de goût et d'adresse, les ouvriers du chantier ont isolé puis habillé les cloisons et la coque avec des bois aux couleurs chaudes, d'acajou et de pin, montant peu à peu couchettes, coffres, table, bancs et équipets. La table est fixe dans le carré au-dessus du puits de dérive, nous tenions à cette option pour préserver un confort quotidien et laisser les couchettes et les dormeurs du carré indépendants. Malgré la liste encore impressionnante des choses à finir, on pouvait se dire qu'on en voyait le bout... On décida donc, sans prendre de rendez-vous très ferme, que le bateau traverserait la Bretagne par les canaux à l'Ascension, irait se faire mâter à Lorient. Une autre solution aurait été d'amener le gréement à Saint-Malo, mâter et partir sous voiles, mais ce n'était pas si simple ni bon marché de trouver un moyen pour transporter deux mâts de quinze mètres environ, et la balade sur les canaux faisait beaucoup d'adeptes.
Du coup, une date étant fixée, il y eut quelques légers moments de stress. Les cadènes n'étaient toujours pas meulées, la dérive n'était toujours pas en place... suite à une deuxième visite de l'inspection maritime, il fallait faire rajouter une aération dans le caisson du moteur, et y prévoir un orifice pour l'extincteur, élargir certains trous de communication dans les fonds pour qu'en cas de problème grave, les pompes puissent efficacement vider l'eau de partout... Le moteur était en place, mais il fallait brancher le panneau de commande digital, ainsi que tous les fils qui arriveraient des mâts, prévoir leurs passages à travers le pont, feux de mâts, BLU, VHF... Et la capote ! Nous avions déniché l'adresse d'un artisan local spécialisé dans ce genre d'article à qui nous avions demandé un devis, puis passé commande. Mais je crois que le pauvre n'avait pas complètement évalué quelles seraient l'ampleur de sa tâche et celle de nos exigences. Après avoir déambulé sur nombre de pontons dans les ports où nous nous arrêtions et examiné et observé pas mal de réalisations, nous avions fait les plans de notre capote, facile à installer ou à démonter, équipée de carreaux en plexi dur pour espérer les faire durer plus longtemps. Il ne restait qu'à faire réaliser cet accessoire qui allait s'avérer utile dans nombre d'occasions.
Le pont prenait ce qui serait, pensions-nous, son aspect final et définitif, habillé de teck, et complètement dégagé, il avait belle allure ! On pouvait hésiter à mettre des patins pour marcher dessus. Il fallait aussi se procurer l'annexe qui, après bien des discussions et réflexions, avait été choisie, et un système spécial prévu pour qu'en route elle soit plaquée sur l'arrière, et facilement manipulable pour être mise à l'eau ou rangée. Il fallait du coup regarder où placer les échelons soudés sur l'arrière, où faire arriver l'orifice d'échappement des gaz moteur, que de soucis ! Et certains problèmes aussi restaient en suspens, comme celui de la lisse de pavois qui n'était toujours pas complétée, comme celui de la facture du lest dans les ailerons de quille qui était nettement plus salée que prévu, les gueuzes de plomb ayant été coulées dans une résine assez chère, ce n'était pas ce que nous avions demandé, mais le lest était coulé, il fallait que quelqu'un paie...
Petit à petit, les choses avançaient quand même. Le week-end de Pâques 1988, des œufs furent cachés dans le carré pour Étienne et Cécile qui passaient par là, en fait venus nous donner un sacré coup de main, et gagner leur place d'équipier à la sueur de leur front ! Ce fut le premier d'une longue série de week-ends carénage. Mais quel plaisir presque sensuel de caresser la coque d'Ilboued dans tous ses détails, de se glisser sous les ailerons et de se sentir abrité par cette silhouette aux formes arrondies. Nous voulions bien faire les choses, et il fallait deux couches de primaire et cinq couches d'antifouling. Avec le temps de séchage à prévoir entre chaque couche, et malgré nos aides, nous avions de l'occupation pour quelques week-ends dont nous rentrions plutôt fatigués et avec quelques cheveux bleus.