C'est mon quart de nuit, nous avons dépassé la mi-route entre les Galapagos et les Marquises, la nuit est très claire, la lune est quasiment pleine, et Ilboued avance superbement !
Cela fait 4 ou 5 jours que nous avons touché de bons alizés, après un peu de calmasse au début, et nos moyennes sont maintenant honorables, entre 140 et 160 milles par jour. Nous avançons avec les deux génois tangonnés en ciseaux sur l'avant, et ce soir nous avons rehissé l'artimon. La mer est encore un peu formée, les drisses de misaine claquent dans le mât, le loch égrène les milles, Carmen couine parfois, et de temps en temps, une vague un peu plus grosse que les autres fait surfer et vibrer le bateau.
Pour l'instant, il n'y a rien de bien spécial à signaler pour cette grande traversée : une seule dorade au bout de la ligne de traîne, deux fois la ligne de survie emmêlée autour de l'hélice au début, alors qu'Ilboued faisait des tours sur lui-même dans la calmasse. Il a fallu se mettre à la cape, et que Bruno plonge pour démêler tout ça, en bravant les requins. Nous avons eu aussi quelques petits problèmes de GPS, le câble de l'antenne doit être blessé quelque part, mais Bruno a bien sûr trouvé une solution de secours en dépannage, et il est de toutes manières devenu un as du sextant et de la Tamaya...
De plus, les nuits sont si claires en ce moment qu'il fait des droites de lune pour contrôler la situation. Bref, que ferions-nous sans ce super capitaine ? Le temps passe à la fois très lentement et très vite... Il passe très lentement, parce qu'on compte les milles et on décompte les jours sans arrêt, et c'est un peu long quand même ! Des vents, une mer, un ciel qui sont toujours les mêmes, rien à l'horizon, pas d'animaux extraordinaires, pas de soucis particuliers... Et tout va très vite aussi, parce que chaque journée s'achève, toujours un peu semblable à la précédente, mais sans qu'on ne la voit vraiment passer...
Nous lisons beaucoup, méditons, et chacun a ses petites occupations... L'expérience la plus déroutante pour l'instant est sans doute celle de l'isolement. Bien sûr, nous sommes à trois, Ludovic est avec nous pour cette étape, et s'est bien adapté au rythme du bord. Nous cohabitons très bien, mais les ouvertures sur l'extérieur restent quand même un peu limitées...
Amusante et révélatrice est l'existence d'une vacation BLU quotidienne, pour les navigateurs, qui a beaucoup d'adeptes et de fidèles. Et chacun, solitaire ou à deux en général, s'épanche sur les ondes, ses petits problèmes, ses mœurs, sa météo, un tas de conversations insignifiantes, mais un plaisir de se raconter et de s'entendre parler évident ! Cela fait aussi bientôt deux mois que nous sommes un peu sans nouvelles de tout, à part les coups de téléphone des Galapagos pour la famille, et quelques très rares bulletins d'info sur RFI. Nous ne connaissons même pas le nom de tous les candidats à l'élection présidentielle, ne parlons pas de leurs idées et programmes... Nous ratons sûrement quelque chose, même si le grand cirque médiatique doit être un peu pénible au jour le jour...
D'habitude, pendant mes quarts, je fais un peu l'espagnol, un peu d'indonésien (la méthode de vétéran que j'ai emmenée est vraiment trop ardue, alors j'ai changé de langue...), je travaille aussi sur un lexique franco-tahitien, etc... Mais finalement cela me plaît bien de prendre un peu de temps pour vous écrire ! Il a suffit que je raconte nos conditions de navigation l'autre nuit pour que tout change ensuite, le vent a molli, la mer s'est bien calmée, et nous naviguons depuis sous spi, ou génois et misaine, sans aller très vite... Chaque jour se passe comme les journées précédentes.
Quand je me lève vers 8h, Bruno de quart depuis 4h est à l'arrière, généralement en train de travailler sur son ordinateur. L'autre matin, il a fait un programme pour calculer des statistiques sur nos performances de navigation, il met aussi au point un logiciel de gestion des cassettes du bord, et ce n'est pas une mince affaire ! Et d'autres supers projets sont en cours d'élaboration ! Sa matinée laborieuse est en général interrompue par une pause casse-croûte, soupe chinoise. Et pendant tout ce temps, je prend tranquillement mon petit déjeuner, puis toilette, vaisselle, une bonne heure consacrée à Ilboued (ménage, rangements, couture...), dessin, cela mène aux alentours de 11h30, heure à laquelle Ludovic qui a fait le quart de 8h à 12h émerge...
Je peux alors m'activer dans le carré. Déjeuner, salade du midi, Bruno va faire une petite sieste, et je le relaie... Bouquins, bricolage, cuisine, on arrive vite à 17h, heure de la vacation BLU, suivie bientôt de l'apéro du soir devant le coucher de soleil, du dîner, et quelquefois d'un petit jeu.... On pourrait se demander l'intérêt de ces quarts de nuit dans cet océan immense et vide. Pour ma part, j'y tiens beaucoup, cela permet à chacun de se préserver un moment bien à lui. Et puis, une nuit, j'ai vu un cargo, qui est passé tout près, ce qui prouve que ce n'est pas inutile à 100% !
Mais cette manière de raconter nos journées ne dit rien des heures passées sur le pont, à se laisser chauffer par le soleil, à regarder le ciel, la mer, le train de houle qui nous suit, les bancs de poissons volants qui décollent devant nous, les petits oiseaux que l'on aperçoit (mais que font-ils à des milliers de kilomètres de toute terre ?). Cela ne dit rien du plaisir de sentir Ilboued avancer, négocier vague après vague, de regarder les voiles bien gonflées, d'écouter le bruit de l'eau qui glisse le long de la coque, du plaisir tout simplement d'être en mer sur Ilboued... et cela ne dit rien non plus des autres moments de calmasse et petit temps, dans lesquels les voiles battent et claquent, le spi se dandine, se gonfle et se dégonfle, et pendant lesquels il est parfois dur de rester serein...
Nous avons commencé le compte à rebours du nombre de milles qui nous séparent de l’arrivée, et c'est une occasion de réviser quelques notions d'histoire, essayer de temps en temps de se rappeler ce qui s'est passé cette année-là, en 1982 en 1794, en 1633, 1072 ou 543 nous avons réussi à manquer 800 et 732!)... Pour continuer dans le chapitre de notre vie quotidienne, je peux aussi raconter quelques petits problèmes d'intendance, qui malgré tout ne semblent pas passionner les fous à bord, à part moi. Il y a eu le régime de plus de 100 bananes acquis pour la somme dérisoire de 15F aux Galapagos, toutes les bananes ont bien sûr mûri en même temps, confitures, tartes, cocktails, rondelles séchées au soleil (ce qui ne fut pas une réussite) je ne savais plus où donner de la tête. J'ai même lancé une campagne publicitaire dans le carré, avec slogans "si le moral est bas, si le vent se défausse, un petit extra, bananes des Galapagos", et autres du même style...
Il y a le problème de toutes ces petites bêtes embarquées clandestinement, et qui m’empoisonnent la vie quand je les vois se promener le long de l'évier ! Heureusement, la recette bien connue des navigateurs, acide borique + lait concentré sucré semble bien efficace contre les cafards. Contre les larves, vers et autres cochonneries qui ont proliféré dans un coin de la glacière à cause d'un œuf pourri, il a fallu employer des moyens plus draconiens, eau de javel, insecticides et désinfectants, mais l’épidémie semble enrayée... Et comble de la ménagère, j'ai un jour de grand ménage trouvé des toiles d'araignées dans le placard à cirés, ce qui prouve que je ne suis sans doute pas très vigilante, et aussi que nos cirés doivent avoir besoin d'être un peu aérés...
Tous les jours, il y a le sempiternel problème du "qu'est-ce qu'on mange aujourd'hui", et il faut trouver des idées. Pour Pâques, les œufs soigneusement mis de côté à l'occasion de tartes, flans et autres recettes ont été décorés. Un peu de foie gras et de blanquette de veau conservés dans les soutes ont fait un repas de fête (avec bien sûr une bonne bouteille associée), mais pour un simple déjeuner ordinaire, c'est un autre casse-tête ! Nous revenons peu à peu à une vie primitive, la pompe à pied d'eau de mer fuit quand on s'en sert, alors nous l'avons condamnée provisoirement, et sommes revenus au bon vieux système du seau d'eau sur le pont ! Nous sommes en panne de petits octopus fluorescents qui servent de leurres au bout de la ligne de traîne, nous utilisons maintenant des morceaux de filets à patates, en espérant que les poissons bleus fréquentent ces eaux équatoriales (mais à part un délicieux petit hon l'autre soir, nous n'avons pas beaucoup de succès)...
Et le temps passe, tranquillement. Comme dit Bruno dans ses quarts d'heure philosophiques, nous n'avons de toutes manières pas le choix... Nous sommes partis, il faut bien arriver quelque part ! et nous ne sommes pas si malheureux... Et puis chaque soir, la nuit est belle. Ilboued avance doucement, nous avons encore quelques jours de grand large devant nous, et tout va très très bien à bord !