ILBOUED L'A BOUCLÉE !
L'INVITATION LA BOUCLE !
Il crachinait poisseux lorsqu’Ilboued franchit la passe de Lorient ce vendredi 3 juillet. De Bordeaux où nous avions rematé jusqu’à la citadelle de Port-Louis l’Atlantique ne s’était pas montrée bien indulgente : vent dans le nez, pluies et averses entrecoupées de grains. Pas de coup de canon nous saluant de l’édifice Vauban, pas le moindre petit canot à notre rencontre, j’avais le cœur un peu serré en affalant les trois voiles.
Ça y était, la boucle était bouclée, le rêve était réalité, j’étais satisfait, sans plus, presque déçu, comme l’ouvrier qui termine son travail et qui se demande ce qu’il va bien pouvoir faire maintenant.
13 neveux et nièces, une cornemuse, les frères, les sœurs, le papa, la maman, champagne et bouquets, sous la pluie battante la tribu nous fit fête sur le quai de Rohan. Ilboued son capitaine et son mousse étaient de retour…
TRAVERSEE
SUEZ - LORIENT
DE SUEZ A RHODES
LE CANAL ET LA DISPARITION DU CHIEN
Au tout petit matin frisquet j'ai conduit Brigitte au ponton du port de plaisance de la ville de Suez. Elle devait prendre un taxi fou qui l'emmenait à l'aéroport du Caire. Un peu plus tard dans la matinée, le marin qui nous pilote pour la moitié du canal monté à bord. Précaution d'usage, éviter le contact entre la petite chienne et le musulman. Pour le reste nous partons les derniers après avoir laissé passer les cargos montants. Trajet bien monotone, la route liquide dans le désert bordée de dunes de sables. Parfois des camps militaires, quelques pêcheurs et des carcasses rouillées de matériel militaire vestiges de la guerre des six jours. Je surveille un peu le pilote qui aimerait bien pousser l'amorce des gaz et sous ses injonctions je me lave consciencieusement les mains avant de lui servir à manger. A la tombée de la nuit, escale à Ismaïlia, mi-route du canal et station balnéaire des cairotes. Le lendemain, changement de pilote mais même comportement, attention au chien, lave toi les mains et si tu avais un ou deux paquets de cigarettes et des stylos pour les enfants... Je décide de ne pas m'arrêter à Port Said, la répétition lancinante du mot "backchich" me donne la nausée et ma réserve de dollars et de cigarettes est épuisée.
Le jour est sur son déclin lorsque nous pénétrons dans la Méditerranée. Je sais que ça ne va pas être une partie de plaisir. Vent presque dans le nez, mer un peu énergique et équipage réduit. Rhodes, notre destination est à environ 3 jours de route et je ne veux pas imposer à Younn un quart de nuit. Les passes sont vigilantes, la zone est fréquentée, de 22 heures à 7 heures du matin il est parfois dur de ne pas piquer du nez. La bière égyptienne, achetée à bord et presque clandestinement n'est pas fameuse, le vent est instable, la mer houleuse et malgré les quarts de jour de mon équipier j'ai du mal à récupérer la fatigue des nuits blanches. Le voilier a la carène sale et ses performances au près ne sont guère brillantes. Nous nous aidons parfois avec les "alizés de fond de cale" (le diesel). Enfin, au troisième jour, à l'aube, j'accroche les côtes de Rhodes au radar. C'est dans le port antique de la ville du colosse que nous nous amarrons à un ponton branlant.
Il était bien temps d'arriver, pendant les trois semaines de notre escale, le vent a soufflé avec violence du sud est. Il fait froid, 6° dans le carré au lever du jour. Pull, chaussettes, laines polaires ont repris du service. Younn s'est bien vite lié d'amitié avec nos voisins : une petite famille sur un catamaran doublet, les deux jeunes filles du bord sont devenues les copines inséparables du hardi petit navigateur. Plus tard un couple de professeurs en année sabbatique nous ont adoptés. C'est justement à l'occasion d'une de nos ripaille à bord de leur voilier que notre mascotte a pris le large. C'est seulement le lendemain que la température du bord a dégringolé de sept seulement à cause de la gueule de bois. Notre petite boule de poil qui prenait tant de place à bord n'était pas rentrée. Elle laissait un vide sidéral.
Errance dans la ville (la vieille ville médiévale construite par les templiers est une pure merveille), enquêtes auprès des habitués du port, nous tentons tout ce en pouvoir retrouver notre Singha. Younn le hardi met d'une photo de la bête a même interrogé dans son anglais balbutiant la plupart des commerçants de la vieille ville. Nous avons passé une annonce dans la presse locale, pris contact avec la Welfare (SPA), peine perdue, la chienne errait toujours. Nous avions rendez-vous à Athènes, la météo était favorable, il fallait partir.
GRECE ANTIQUE ET LE RETOUR DE LA MASCOTTE
Vent dans le dos, mer maniable, moral dans les chaussettes, nous avons filé vers Athènes toutes voiles dehors. Non stop, nous avons résisté aux chants des sirènes lors du passage entre Delos et Mykonos illuminé par un rayon de soleil. Au Pirée, marina de Zéas nous avons briqué le bateau et accueilli le papa de Younn, celui de Brigitte et mes parents. Ce fut alors la découverte de l'Athènes.
L'été grec s'est installé. Nos érudits passagers nous ont fait découvrir le théâtre d'Epidaure, la cité de Mycènes, la ville de Corinthe. Nous avons d'ailleurs franchi le canal du même nom. Puis, un jour d'escale à l'occasion d'un banal coup de téléphone nous apprenons que la mascotte était localisée. Recueillie par la SPA de Rhodes elle pleurait ses maîtres. En un seul jour nous perdîmes nos illustres visiteurs et récupérons à l'aéroport d'Athènes notre fugitive. Il nous fallait alors quitter la Grèce lumineuse, ses habitants discrets et accueillants et les terrasses des tavernes sur les bords des quais.
ORAGES SUR LA CORSE
Changement d'équipage, nous la jouions médicale de Corinthe à Bonifacio, un ostéopathe et une pédiatre comme équipage de choc. Prêt au pire avec Isabelle et Patrick, Younn avait quelques tendances hypocondriaques. Beau temps belle mer bien que le vent fût un peu paresseux. Non, nous n'avons pas pêché de sardine dans le détroit. Petite dernière fait escale aux îles Lipari et vu le gros nuage sur le Stromboli. Dernière halte à Bonifacio, première escale française depuis 3 ans. Surtout en Corse on te disais à un buraliste "Tiens, le tabac est moins cher qu'en France !" ça le met de mauvaise humeur.
A Propriano nous avons retrouvé Suzanne, notre équipière de Phuket à Djibouti. 4 jours de fête, les corses nous ont reçus comme des princes. Dans la baie de Girolata nous avons essuyé l'orage de la décennie : 14 heures de pluie tropicale sans discontinuer. Le petit village était coupé en deux par un torrent et les falaises reverdies et clairsemées de chutes d'eau rappelaient les Marquises. Le lendemain, après un faux départ, nous avons ramené du large deux zodiacs et une énorme poubelle municipale emportés par la pluie d'orage.
Bonne fenêtre météo : route Corse-le Lavandou en 24 heures au portant. Le premier contact avec la France continentale fut tel que je l'avais "espéré"... "Ici patrouilleur de la Marine Nationale, vous êtes dans une zone de tir veuillez faire demi tour et contourner la zone !" Et Hop, c'est bon pour 30 milles de rab dans la bousculade et la vedette grise qui au cul portera très bien cure sous oule tempsporis. Mon oncle Yves contacté par radio téléphone nous rejoint à l'approche du Lavandou et accompagne nos premiers pas sur le continent.
116 ECLUSES LA VERTE TROUEE DU CANAL DU MIDI
Toulon, retrouvailles avec de bons amis plongeurs-navigateurs rencontrés aux Canaries et aux Antilles deux ans auparavant. Younn s'initie à la plongée en bouteille, je découvre les fonds de la baie de Toulon. A Sète, la Venise du Languedoc, démâtage avant d'affronter les 116 écluses du canal du midi. Ilboued est pris d'assaut, la famille, les amis, personnes et de trop bordée pour de bejovers dans les écluses ovales du père Riquet et tenter d'éviter les événements incongrus dans ces canalisés de bateaux-lavoir. Qui a dit que les canaux c'était relax ?? 116 écluses en 10 jours ça doit bien faire 11,6 écluses par jour soit à peu près deux écluses à l'heure, ça monte, ça descend, il faut pallier pour passer les marnières, attendre, tourner les manivelles des ventelles, déborder, démarrer, débrayer, négocier.... Mais c'est vrai avec de temps en temps des péniches avec vas des dégustations gratuites de vins de pays.
ATLANTIQUE POISSEUSE
C'est sous la pluie que nous avons retrouvé les mers Atlantiques. Bordeaux, Pauillac, Royan. La sortie de la Garonne fut une partie de plaisir. Dans une grosse houle amplifiée par le courant une palanquée de dauphins en Zodiac se met montée à bord. Enquête en règle, la France reste la France en administration est toujours aussi zélée. N'empêche, on est pur dédouané par les néveux... Le contrôle fut écourté pour cause de mal de mer. Joue j'aurais peut-être pas passé tous les contrôles avec succès.
C'est à Hoëdic le dernier port français quitté trois ans auparavant qu'Ilboued a bouclé la boucle. Dès que l'ancre a touché le fond une énorme averse nous a fêté.
Bruno
PAUL ROULLON, EMBARQUE VOLONTAIRE DU SRI LANKA A DJIBOUTI
Non Ilboued n’est pas sorti d’une citrouille frappée d’un coup de baguette magique mais de la réflexion, de l’expérience et du bon sens marin du père de Bruno notre skipper-propriétaire. Ce qui m’a bien plu dans ce bateau, c’est le volume des trois parties indépendante : couchette avant double, grand carré cuisine avec ses deux couchettes vraiment marines et, à part, la table à cartes et la couchette double bien isolée du pacha. C’est aussi un pont en teck agréable à l’œil et aux pieds entouré d’un vrai pavois me rappelant mon Sinaï des années soixante où il faisait si bon s’asseoir sur le plat bord, avec des tas de possibilités de fixer plein de choses à l’intérieur du pavois. L’utilisation, souvent trop méconnue des briques de verre éclairantes, en forme de prisme, à ras le pont donne une luminosité étonnante à la cuisine et aux toilettes. Voilà pour le bateau, solide, bon marcheur par petit temps, doux aux rappels et dérive pas trop bruyante ce qui m’a réconcilié avec les dériveurs. J’avais de mauvais souvenirs d’un Cornu en bois où la dérive faisait un tel bruit à chaque lame de travers que l’on se demandait si le puits n’allait pas éclater. Le moteur, un brave Buck, est bien un peu bruyant. Les milles en sont probablement la cause, les silent-bloc ayant maintenant de l’âge. Quand il est utilisé une cinquantaine d’heures sur vingt-sept jours de mer cela n’a pas beaucoup d’importance.
J’aime aussi la cloche du bord. Rares, de nos jours, sont les bateaux en possédant une. Une belle cloche en cuivre, Ilboued gravé dessus, donne une allure sympathique et seigneur des mers. C’est gai une cloche d’autant que Bruno lui faisait rythmer le temps. A midi et à six heures coup de gong pour l’apéritif. C’est le moment privilégié pour se retrouver, se détendre, échanger, établir le menu. Vous allez rire lorsque je dis “se retrouver” sur un bateau de 12 mètres. Eh bien si, la conception astucieuse dont je vous ai parlé fait que chacun peut être indépendant, en bas comme sur le pont et puis le rythme des quarts fait que certains veillent pendant que d’autres dorment. Et les repas direz-vous ? D’abord ils sont plus souvent longs à préparer qu’à prendre. Ensuite, c’est le moment des “Bonne histoires” (De l’oncle Paul NDC), enfin bonnes, pas toujours, mais ça délasse. Le soir c’est dinner in english pour le plus jeune de notre crew list. (liste de l’équipage), Younn 12 ans, neveu de Bruno, qui profite au maximum de la présence de Suzanne, son professeur d’anglais. Moi même j’en ai bénéficié et appris des tas de mots nouveaux. J’aurais du mal à placer les plus “gros” dans une conversation polytically correct mais c’est cela aussi l’approfondissement d’une langue : merci Suzanne. Jouer au “trou du cul” (1), au monopoly en anglais, c’est sympa surtout quand on passe, comme moi, les trois quarts de la partie en jail.
Si nous étions partis de Cochin, nous avions donc toutes les chances d’un aller simple in jail comme l’équipage de ce bateau français, qui, accusé d’espionnage, y est retenu depuis plus d’un an. Bruno fut donc sage de fixer l’escale au Sri Lanka plutôt qu’en Inde. En outre, l’itinéraire était plus court et le port de Galle (prononcer Gaule) est bien abrité, assez pratique pour l’approvisionnement (y compris la recharge des bouteilles de gaz), possède des douches et, surtout, bien gardé. Chaque soir une grosse aussière barre l’entrée du port, des projecteurs balayent le bassin et une sentinelle armée d’une mitrailleuse est en position. Parfois des détonations nous tirent de notre sommeil, il s’agirait de manœuvres de déminage destinées à intimider les indépendantistes Tamouls.
Suzanne s’est chargée de l’approvisionnement auprès de Mike l’affréteur du coin : 43.729 roupies pour nourrir et abreuver l’équipage et la petite chienne Shinga pendant un mois. Bravo, rien ne manquait sauf les boissons alcoolisées au bout de 15 jours… On s’en passe mais quand on en retrouve c’est encore meilleur.
Shinga, petite chienne Thaï, genre bonzaï de Doberman, s’est chargée de surveiller les lignes qui nous ont permis de manger régulièrement daurades coryphènes et thons. Quels beaux poissons la daurade jaune d’or à paillettes d’un mètre de long et le thon ferme avec son œil vif ! Merci Bruno de nous avoir fait découvrir le thon cru au jus de citron vert et au lait de coco, c’est exquis. Nous avons également beaucoup aimé ton riz thaï parfumé et cuit à point et tes crêpes, bretonnes bien sûr. J’admirais Suzanne, lorsque le bateau roulait un peu, les premiers jours évidemment, comme si nous avions besoin de cela pour nous amarinier, toujours à l’aise pour préparer les petits toasts ou les salades composées dont elle a le secret. Elle sait aussi faire des plats mijotés et confectionner les drapeaux des pays traversés. D’après les différentes encyclopédies du bord, elle découpait le blanc, le rouge, le vert, le bleu et réussissait avec minutie un pavillon des plus réussi. Le plus dur
c’était les étoiles et les croissants. Nous avons même renoncé aux épées entrecroisées du sultanat d’Oman, mais hissé dans les barres de flèche c’est passé inaperçu. Inaperçu d’autant que les autorités ne s’attardaient pas à bord à cause de Singha. Nous avons découvert que les musulmans n’apprécient pas les chiens. D’après le coran cet animal est impur.
Deux mots des escales qui furent trop brèves mais très agréables. Aux Maldives nous sommes passés au nord et avons mouillé à 200 mètres de la plage à la limite du platier de corail. Le village de pêcheurs était presque invisible de notre mouillage mais valait le détour : courettes délimitées par des brandes avec fauteuils de filets ou balancelles. Les rues de sable sont impeccablement propres et balayées. Les seuls bâtiments en dur sont la mairie, l’école, la mosquée et le générateur d’électricité. Nous nous sommes fait un ami qui nous a amenés chez lui, enfin dans sa courrette et présentés à sa femme et ses filles, belles, souriantes aux dents magnifiques. Il nous a donné du poisson fumé et une noix de coco. Les fonds coralliens sont splendides et les poissons multicolores peu farouches. Masque et tuba sont indispensables. Au Sultanat d’Oman, ce qui nous a le plus touché, c’est la gentillesse des gens tant pour les formalités que dans la rue ou les commerces. Du port à Salalah, huit kilomètres, les voitures s’arrêtaient pour vous prendre, le chauffeur vous accompagne à la banque ou le petit marchand d’amuse-gueule a plaisir à vous faire découvrir les spécialités du pays. Nous avons aimé les petits beignets de viande et les oignons grillés trempés dans des sauces délicieusement pimentées.
A Djibouti tout le monde parle français. Le prisunic est bien approvisionné y compris en vins bières et alcool, mais tout est très cher. La base navale et aéroportée française, l’école franco-djiboutienne y sont pour quelque chose. La ville est d’un style ancien colonie : bâtisses basses d’un ocre dégarni, souvent les baies sont en retrait derrière un balcon couvert pour se préserver des ardeurs du soleil. En février, saison fraîche, il faisait 30° dès 10 heures le matin. Le marché aux légumes est coloré et sale, les échoppes, serrées les unes contre les autres présentent de pauvres légumes fanés et des fruits avancés, le tout exposé à la poussière de la route qui traverse le foirail. Quelques marchands sont à même le sol avec leurs cabris ou leurs poulets étiques assis là où d’autres ont craché, car on crache beaucoup. C’est de cette ville que j’ai pris l’avion pour notre douce Bretagne. Paul Roullon
(1) Jeux de cartes de très bonne moralité, facile à apprendre et qui provoque généralement l’hilarité des participants.
RIEN N’ARRETE UN VENT QUI SOUFFLE...
J’avais écrit toute une histoire à partir de notre croisière en Ilboued dans la baie de Pang’na, et elle n’est pas dans mon ordinateur. Je m’étais dit “c’est bon, je vais finir mon histoire et Bruno aura l’article que je lui avais promis pour son dernier numéro de l’IAV”. C’est de ma faute, j’ai fait un nettoyage de mes fichiers l’autre jour, et j’avais complètement oublié… Mon texte doit être sur une disquette, impossible de la retrouver ce soir. Qu’est-ce que je vais écrire ? Les enfants sont couchés, Manu et David viennent de partir, il est minuit et demie, et je ne sais pas par où commencer. Allez, je vais essayer de raconter comment moi, frangine de Bruno, je suis un peu partie aussi avec l’Ilboued.
Je me souviens de Bruno disant, comme un adolescent, “je n’ai qu’une seule vie, je ne vais quand même pas toujours faire la même chose !”. C’était peut-être en 1991. Il me l’avait dit comme une vérité sans appel, et je savais bien qu’il avait raison. Mon tempérament m’a toujours poussé à faire une multitude de choses, mais là, j’en prenais plein la gueule. Sacré Bruno, son projet était quand même hors du commun. J’ai eu un peu peur, pour ma petite famille, notre équilibre tranquille, qui était soudain menacé…
Je ne me souviens pas précisément des préparatifs qui ont précédé le grand départ, mais le projet a pris forme doucement, inéluctablement. Brigitte était dans le coup, discrètement. Le binôme était uni comme les deux mats de la goélette pour contourner tous les obstacles. Je n’ai compris que plus tard que le rôle de Brigitte allait être vraiment très important dans cette aventure. Car il s’agissait bien d’une aventure, qui se préparait sans tambours ni trompettes, jusqu’au jour où…
Il y eut la fête au Poulguin, avec la musique et la foule. Là, le voyage de Bruno et de Brigitte est devenu vrai. Ce départ était la preuve vivante que quand on veut vraiment, on peut le faire. Et ça m’a fait mal d’être là, les deux pieds dans le même sabot. Bruno et Brigitte ne nous diront jamais les sacrifices qu’ils ont fait pour réaliser leur rêve, ils la jouent modeste. Moi je sais, pour l’avoir tenté, ce que peut coûter un voyage comme le leur. Et d’ailleurs, je ne l’ai pas fait, mais bon Dieu qu’est ce que j’ai été tentée…
Ils sont partis, je leur ai dit adieu sur le quai de Hoedic, alors que la pluie traversait mon ciré ce jour d’été 94. J’y repense avec une certaine tristesse. Je les enviais beaucoup. Je crois qu’on appelle ça la jalousie. Cela ne sert à rien d’être jaloux du bonheur des autres. Surtout qu’ils ne m’avaient rien demandé. Je crois qu’ils ne savaient pas qu’en partant, ils provoquaient chez moi une réaction alchimique qui allait transformer mes rêves en projets d’avenir. Le passage du rêve à la réalité devenait possible, même pour un rêve fou. Alors tout devenait permis.
Alors j’ai rêvé de faire moi aussi mon grand tour. Mais par la terre. Rennes - Andhra Pradesh, avec les enfants, une année sabbatique, vendre la maison, rejoindre Le bateau en Inde… On a failli le faire. Mais on ne l’a pas fait. La difficulté est bien de faire des sacrifices. Mais je n’ai pas renoncé. Le projet était suffisamment abouti pour que certains nous prennent pour des fous, et que d’autres nous admirent… Mais quand j’ai annoncé qu’on renonçait (version officielle) ou qu’on reportait l’aventure (version optimiste), Brigitte m’a fait un peu peur en me disant “tu sais, le plus beau, c’est avant, quand c’est encore un rêve”. Elle était rentrée depuis quelques semaines, et ne m’a pas donné plus d’explications.
Je suis allée rejoindre l’Ilboued en Thaïlande, et j’ai retrouvé Bruno, et
Nick. Il a fait le maximum malgré l’adversité des vents, pour que l’on fasse une croisière de rêve. Ce n’était pas la meilleure saison, et je me souviendrai toujours de Bruno luisant de sueur et les mains noires de gasoil sous la pluie battante en train de rafistoler le moteur qui crachait de l’eau à l’intérieur du bateau. J’en ai d’ailleurs fait une histoire inachevée… (voir début du présent article). Mais sur un mois, on a eu largement le temps de profiter de la bonne chaleur du soleil, de l’excellente nourriture thaï, et de la magnifique baie de Pang’na.
C’est devant une bonne soupe aux nouilles et aux crevettes que Bruno proposa à Younn de l’embarquer pour le retour en France. Il était sérieux, et ne semblait pas avoir abusé du mékong. Cela s’est passé de la façon la plus naturelle du monde, et Younn était d’accord, et ses parents (dont moi) aussi. Bruno avait une certaine appréhension à envisager un retour en solitaire, et recherchait déjà des équipiers. Et, de retour en France, on a préparé, discrètement, le départ du fils. Inscription aux centre national d’enseignement à distance (CNED), billet d’avion, passeport et vaccins. Il n’a demandé qu’une chose, c’est qu’on aille le voir en route. J’ai dit oui pour Sri Lanka, et Jean Philippe le rejoindrait plus tard. Tout cela s’est fait sans problème. Younn n’a pas fait un exploit. Il a saisi une chance, il a surtout vécu six mois d’une vie différente, loin du collège. Expérience passionnante pour moi, d’être séparée de mon enfant ; pas si difficile à vivre ; sans doute grâce à une totale confiance dans le bateau et dans son capitaine. Pendant cette période, je m’amusais à dire : “tant qu’on n’a pas de nouvelles, c’est que tout va bien”. C’est quand ils déclencheront la balise ARGOS qu’il faudra s’inquiéter”, et je regardais la planisphère sur laquelle on marquait le trajet accompli par le bateau.
Voilà comment je me retrouve aujourd’hui, à Lorient, à préparer une fête de clôture. Fin d’un voyage pour certains, retrouvailles pour d’autres. Aujourd’hui je n’envie plus personne, je cultive seulement l’espoir de partir moi aussi un jour, ailleurs, et de revenir, quelques milliers de kilomètres plus tard, et que la fête de l’arrivée soit aussi belle que celle du départ.
Marie Armelle
ILBOUED EST GRAND ET BRUNO EST SON PROPHÈTE
Les hommes ont toujours eu le génie de créer des Dieux et de leur offrir des sacrifices. Je croyais, comme Marx (pas Groucho, Karl) que tuer ses Dieux était pour l’humanité la marque de ses progrès dans le sens de l’histoire et dans la quête du seul bien qui justifie son existence, le bonheur.
Il faut croire que je me trompais ; le Divin me colle à la peau comme la bernique au rocher. J’étais très fier d’avoir jeté aux orties le Dieu de mes parents : En réalité j’avais remplacé un trio quelque peu anachronique qui à mes yeux cachait sous un vernis sympathique (l’amour, la charité, le pardon, …) la justification de choses pas très propres, voire pas très catholiques, par un autre Dieu, connu de moi seul, et dont je suis le seul vrai disciple (à chacun son paradis).
Les choses auraient dû en rester là. Dieu apaisait par ses caresses les tourments que je m’imposais pour satisfaire à son culte. Il me donna même trois enfants, qu’il conçut à son image et à sa ressemblance. Parmi ces trois enfants, un fils au surnom prédestiné, Neu-Neu, croissait et se multipliait, pas toujours dans la bonne direction à mes yeux, mais restait dans le giron de la cellule familiale à défaut d’être communiste (la cellule, pas Neu-Neu).
Puis le drame arriva : un nouveau Dieu déboula dans mon existence, une jolie goélette barrée autour du monde par un petit prince aux cheveux d’or berçant nos rêves dans les vagues de l’Océan. Cette Déesse ombrageuse et sévère exigeait de moi de lui sacrifier la chair de ma chair, mon Neu-Neu, mon fils à moi, ne me laissant que mes yeux pour pleurer, et la vie à continuer…
Le vingt-trois décembre, pas à Montréal où le fleuve est sale, mais à la gare de Nantes, si triste ce lundi, avec puis sans Neu-Neu… Nos corps se déchirent, nous n’osons pas le regarder, nous regarder, mon Dieu elle-même ne peut rien pour apaiser mon âme qui se noie. L’absence est violence, et que faire contre la violence ? Heureusement, il nous reste l’espérance, et tu verras, le jour se lèvera encore. Je voudrais tout larguer, oublier, m’endormir jusqu’à son retour. Chaque jour ou presque, je pleurerai, non pour satisfaire à un rite, mais parce que même le bonheur a un prix, et qu’il faut payer pour être rassasié.
Pourquoi l’ai-je laissé partir loin de ce pays sage ? Rien n’arrête un vent qui souffle, et son esprit était déjà si loin… Je pensais que seul l’amour pouvait remplir ma vie. Il n’en est que le moteur et le carburant, et je suis pris au piège, coquille presque vide qui ne laisse même pas entendre le bruit de la mer. Mon Dieu m’a trahi ; je pensais qu’Elle seule avait de l’importance et que la seule chose que j’avais à redouter était son absence.
La vie reprit vite le dessus, puis la terre recommença à tourner, et je n’ai jamais tant voyagé que pendant ces quelques mois. J’avais douze ans, la mer ne me faisait plus peur, et moi, enfant de chœur d’un grand prêtre au regard perdu dans l’Océan, je touchais les plus belles escales : les Maldives, Oman, Djibouti, le canal de Suez, Rhodes…
Dieu, qui semblait continuer à vivre comme si rien n’avait changé, m’abandonna lui aussi ; Il s’envola très loin, tout près de la planète où j’aimerais planter ma rose, pour rejoindre Neu-Neu plein d’images qui me confirmèrent que ma seule erreur avait été de ne pas nous glisser, tous les quatre pauvres terriens restés au port, dans le sac du Grand Apprenti Timonier.
La Grèce fut mon Olympe ; j’y retrouvais Neu-Neu, Hermès, ou plutôt Sangoku sur son petit nuage, messager de ma résurrection. Je pouvais recommencer à vivre, écarter ce grand voile qui m’avait recouvert comme un linceul… La goélette trônait dans le port des armateurs grecs, son capitaine était absent, et nous pûmes jouir de nos corps réunis dans le ventre de cette déesse maternelle, à l’abris des regards.
Avait-il changé, ou était-ce le prisme à travers lequel je le regardais qui avait changé ? Sans doute un peu des deux, et pendant deux semaines, il suffit à remplir ma vie. Je le regardais, heureux et un peu bête et je pensais que Dieu m’avait donné de beaux enfants.
Notre nouvelle séparation fut déchirante, mais pas trop, grâce à la célérité des autocars hellènes. Il restait peu de semaines avant le bouclage de la boucle et la vie familiale avait repris un cours plus positif : des déménagements, de nouveaux projets, et la satisfaction d’avoir pas trop mal entamé la plus grande épreuve de notre tâche de parents : les regarder partir, partager la tristesse de les voir s’éloigner et le bonheur d’être à nouveau deux.
Bon voyage, Neu-Neu ! La vie est notre histoire, faite de matins clairs et de nuits noires ; je t’aime comme je t’aime, et c’est un poème, un long “je t’aime” que tu écriras toi-même…
Jean Philippe